Emma et Simone devaient à présent affronter seules l’hiver glacial. La nuit, une briquette enveloppée de papier mouillé (pour ralentir la combustion) préservait quelques braises dans le poêle jusqu’au matin. Au réveil, les vitres étaient couvertes d’une couche de givre si épaisse qu’elle bloquait la fenêtre. Emma passait alors un fer à repasser brûlant le long des gonds pour les décoincer. La pénurie due à la guerre s’intensifia et les rations, réglementées par des tickets, furent réduites au strict minimum. Emma devint experte dans l’art d’économiser. Elle décousait les vieux pantalons de son mari pour en faire des habits à Simone qui grandissait à toute allure. Elle défaisait aussi les pulls défraîchis et réutilisait la laine pour tricoter gants, bonnets et bas.
Simone devait parcourir quotidiennement, à pied et dans un froid glacial, le long chemin qui conduisait au lycée. Elle partait et revenait quand il faisait encore nuit. L’intense détresse qu’elle ressentait depuis l’arrestation de son père contribua à la faire tomber malade – une réaction compréhensible, déclara le médecin. Alors que Simone était alitée avec une forte fièvre, Emma dut s’absenter. Elle laissa sa fille en compagnie d’une camarade de classe qui était venue la voir. Cette camarade partit au bout d’un certain temps. Emma, elle, fut retardée et ne revint qu’à la nuit tombée. Quand elle descendit à son arrêt de bus, situé en face du poste de police, elle vit Simone sous un lampadaire, un manteau enfilé sur sa chemise de nuit, les pieds nus dans ses chaussures, sanglotant à fendre l’âme car elle croyait que sa maman s’était fait arrêter. Emma la prit par la main et pleura elle aussi, en silence. Arrivée à la maison, elle sécha ses larmes et présenta des excuses à sa fille pour lui avoir causé une telle frayeur.
Ce n’était malheureusement pas la dernière fois que Simone aurait à affronter la peur. Un jour, elle rentra de l’école, toute pâle. Ayant refusé de saluer par « Heil Hitler !», elle avait été dénoncée au proviseur. Quelques jours plus tard, on lui signifia que son attitude n’était pas digne d’une enfant fréquentant le Gymnasium, le lycée, et elle fut expulsée devant tous les élèves. En rentrant, elle dit à sa mère qu’elle se sentait fière d’être restée attachée à ses convictions, comme son papa.
Le lundi suivant, Emma accompagna sa fille à la Volkschule (une sorte d’école élémentaire). Le directeur, un Nazi convaincu, déclara qu’il ne voulait pas d’une « rebelle » dans son école. Emma, qui restait toujours calme et déterminée dans les situations critiques, lui demanda de notifier sa décision par écrit. Elle savait bien qu’il n’oserait pas maintenir son refus car la scolarisation était obligatoire.
Quant à sa fille, elle l’encouragea en lui citant un exemple auquel elle avait souvent recours : celui de trois jeunes Hébreux qui, sous Nabuchodonosor, avaient montré beaucoup de courage face à la colère du roi qui voulait les faire périr dans une fournaise ardente, et celui de Daniel, l’un de leurs compagnons, qui resta respectueux mais ferme quand on le menaça de le précipiter dans la fosse aux lions. En recourrant à l’expérience de personnages bibliques connus, Emma espérait enseigner concrètement à sa fille comment faire face aux « fauves » nazis sans céder ni les provoquer inutilement.
Lettres codées et gâteaux à secrets
Comme Adolphe n’était alors pas autorisé à communiquer avec les siens, il ne savait pas que sa fille avait su résister au nom des principes chrétiens. Mais Marcel, tante Eugénie et les Koehl se joignirent à Emma pour complimenter Simone sur la façon dont elle avait réagi selon sa conscience. Aucun d’eux n’aurait accepté de dire « Heil Hitler », une salutation qui reconnaissait implicitement en Hitler un « sauveur » : ce titre ne devait être attribué qu’à Jésus. Par conséquent, ils encouragèrent Simone à rester ferme dans la voie qu’elle avait choisie.
Dès que l’échange de courrier fut autorisé avec son mari, Emma lui donna des nouvelles en utilisant nombre de termes codés : « les amis du jardin » se référait aux Koehl, « une lettre de maman » au périodique La Tour de Garde, « une séance de natation » au baptême, et « Haman » (un ennemi historique des Juifs, dans la bible) à la Gestapo. Pour désigner l’œuvre qui consiste à aller voir les gens et répandre l’évangile, elle parlait de « solides chaussures ». Quand elle indiquait qu’un ami « avait été envoyé au sanatorium », cela voulait dire qu’il avait été arrêté. Et les « bonnes notes » de Simone renvoyaient à sa fermeté chrétienne. Le courrier ne devait comporter que quelques lignes et était strictement réglementé, selon un calendrier précis.
Lorsque le commandant de Dachau autorisa les détenus à recevoir des colis alimentaires de leur famille, celles-ci eurent du mal à relever le défi : comment trouver de quoi remplir un paquet quand les denrées étaient si rares ? Emma se procura de l’huile de poisson au marché noir et les Koehl et Eugénie ajoutèrent ce qu’ils purent. Emma profita de l’occasion pour faire parvenir à son mari ce qu’elle appelait des « vitamines » : elle recopia de courts extraits de la Tour de Garde sur des bandes de papier pelure qu’elle roula soigneusement avant de les introduire entre deux petits gâteaux collés ensemble avec du miel. Elle utilisa des gâteaux de la pire qualité pour que personne ne soit tenté de les dérober. La ruse marcha : dans la lettre qui suivit, Adolphe remercia pour les « vitamines ».
Comme il s’agissait de soutenir au mieux la santé spirituelle et physique du prisonnier, Emma n’évoqua jamais les problèmes ou les difficultés qu’elle et sa fille rencontraient. Elle aurait évidemment aimé lui relater les nombreuses visites de la Gestapo et l’incident tragi-comique qui s’était produit lors de la plus récente. Un jour, les agents débarquèrent alors qu’elle venait d’emprunter la copie ronéotypée d’un ouvrage religieux interdit, intitulé Enfants. Il était rédigé sous la forme d’un dialogue entre deux fiancés, Jean et Eunice, qui échangeaient des mots tendres avant d’aborder des sujets bibliques. Comme l’ouvrage était trop large pour tenir dans la cachette secrète aménagée sous la table, Emma l’avait remisé dans l’armoire. L’un des agents se dirigea droit vers l’armoire, trouva le livre, l’ouvrit puis le remit en place avec un rire ironique, disant : « C’est juste un roman à l’eau de rose ! » « Tu en es sûr ? », dit son collègue en prenant à son tour le livre. Après l’avoir feuilleté rapidement, il le rejeta dans l’armoire en s’écriant : « C’est d’un homme dont elle aurait besoin, pas juste d’un roman d’amour ! »
Simone et Marcel en ligne de mire
En raison de la censure, Emma ne pouvait raconter à son mari que sa fille avait bravement surmonté plusieurs embûches tendues à sa foi chrétienne.
D’abord, elle avait été interrogée par deux soi-disant psychiatres qui l’avaient bombardée de questions rapides, tentant de lui extirper des noms et des renseignements sur l’œuvre clandestine. Emma avait dû assister en silence à l’interrogatoire, assise à quelques pas derrière sa fillette de douze ans soumise à un tir nourri de questions fusant des deux côtés.
À une autre occasion, elle accompagna Simone au tribunal de Mulhouse où un juge l’avait convoqué : il voulait savoir pourquoi elle refusait de saluer par « Heil Hitler ! » à l’école. Devant les réponses déterminées de la fillette, il accusa Emma de « corruption morale » et déclara qu’il donnerait ordre de lui retirer la garde parentale et d’envoyer Simone dans une maison de redressement pour la « soustraire au danger ».
Peu de temps après, deux camarades de classe ramenèrent Simone de l’école: le directeur l’avait assommée parce qu’elle avait refusé de trier du métal pour soutenir l’effort de guerre. Simone n’avait ni pleuré ni montré aucun signe de panique mais, le soir même, elle eut de fortes crampes et des règles hémorragiques. Le médecin prescrivit quelques jours de repos. Le lendemain, un policier donna l’ordre à la mère d’envoyer sa fille à l’école sous peine d’une forte amende. Quand Emma retourna chez le médecin pour requérir son arbitrage, celui-ci refusa de la recevoir : la Gestapo l’avait menacé de l’envoyer en camp de concentration s’il continuait de soigner les Arnold.
Simone savait que le juge mettrait sa sentence à exécution, mais Emma n’en parlait jamais, elle appliquait le principe biblique : « À chaque jour suffit sa peine ». Elle demanda à Simone de réunir de la documentation sur le village natal de son grand-père, en Italie, où elles auraient éventuellement pu trouver refuge. Mais cet espoir s’avéra illusoire. Un jour, Emma cousit une nouvelle robe pour sa fille dans un tissu dont Adolphe avait crée le motif avant sa déportation, Tante Eugénie lui crocheta des gants et elles se rendirent toutes les trois chez un photographe pour faire prendre Simone en photo.
Pendant ces jours sombres, Marcel avait été un soutien extraordinaire pour tous et un grand frère attentionné pour Simone. Mais il fut, lui aussi, soumis au feu de l’épreuve : un ordre d’incorporation arriva, lui enjoignant de rejoindre l’armée du Reich. Il vint faire ses adieux à Simone et à Emma qui l’encouragea, la voix pleine d’émotion.
Elles savaient que Marcel allait au-devant de graves ennuis car il était déterminé à « aimer son prochain comme soi-même » et à ne pas prendre les armes contre quiconque. Bouleversés, les trois amis dirent ensemble une fervente prière puis Emma et Simone suivirent Marcel du regard depuis leur balcon, donnant enfin libre cours à leurs larmes.
Bientôt arriva par la poste un ordre du tribunal assorti d’une menace : Emma devait amener Simone à la gare de Mulhouse ; si elle ne s’exécutait pas, la police viendrait elle-même chercher sa fille. Emma garda pour elle la terrible nouvelle jusqu’à la veille du jour fatal. Alors, elle posa la lettre sur le guéridon et les habits de Simone sur le lit de la chambre dont elle laissa la porte ouverte. Puis elle alla sur le balcon. Elle voulait aviser selon la réaction de sa fille et intervenir en conséquence quand, de retour de l’école, celle-ci verrait les habits et comprendrait. Une fois le choc initial passé, Emma la prendrait dans ses bras pour en parler avec elle.
À la façon dont Simone traînait les pieds en rentrant, Emma comprit qu’elle était accablée. Elle apprit plus tard que le directeur avait convoqué l’ensemble des classes dans la cour pour une cérémonie de salut au drapeau nazi. Il avait obligé Simone à se tenir quelques pas en avant de tous les élèves et, devant son refus de saluer, l’avait fustigée en public.
Simone arriva donc à l’appartement, exténuée par ce qu’elle venait de vivre. Du balcon, Emma la vit regarder les habits étalés sur le lit, puis porter le regard vers le guéridon et se saisir de la lettre. Elle n’émit ni son, ni larme, ni sanglot mais resta immobile, comme collée au sol. Emma s’approcha alors pour l’envelopper de ses bras. Elle lui parla avec douceur, lui rappelant d’abord qu’à son âge – douze ans – des jeunes filles de la bonne société quittaient souvent leur famille pour parfaire leur éducation dans un pensionnat. Puis elle la consola en disant que si Jéhovah permettait que cela arrive, il ferait aussi en sorte que des bénédictions en découlent par la suite et que cette formation lui serve dans le futur ; Il la garderait sous son aile et l’aiderait comme Il l’avait fait jusque là. Ensuite, elle lui dit qu’il ne leur restait que peu de temps pour tout préparer et elle l’emmena en ville pour lui acheter un nécessaire de manucure.
Une mère indéfectible
Le 6 juillet 1943, deux employées de la Protection de la Jeunesse à l’air sévère attendaient devant l’entrée de la gare. Si elles pensaient voir descendre du bus une mère éplorée traînant une enfant en larmes, elles en furent pour leurs frais. Emma ne laissait jamais ses émotions prendre le pas sur son esprit de décision. Simone, elle, était muette, comme anesthésiée. Emma demanda leur destination aux deux employées car elle voulait accompagner sa fille. Strictement interdit, lui rétorquèrent-elles ! Après avoir exigé la preuve écrite d’une telle interdiction – qu’elles ne purent produire – Emma réussit à lire la destination sur le papier officiel de prise en charge et alla s’acheter un billet en dépit des protestations indignées des deux employées qui clamaient qu’elles avaient reçu des ordres verbaux. Emma rétorqua que, puisque le train n’avait pas été réquisitionné officiellement pour le seul transport de Simone, n’importe qui avait le droit d’y monter, ce qu’elle s’empressa de faire. Le train quitta Mulhouse et partit pour sa destination en Allemagne, avec un changement à Fribourg.
À Fribourg, elles montèrent dans un vieux train allemand avec des plates-formes au bout de chaque wagon. Emma demanda à emmener sa fille sur une plate-forme pour prendre l’air. Il tombait une petite bruine. Comme Simone frissonnait, Emma la tint serrée contre elle, sous son propre imperméable. Elle la réchauffa et la réconforta en lui relatant des récits tirés de la bible, en lui citant en exemple la fidélité de son père et en lui donnant des conseils sur la façon de se conduire en milieu hostile. Sois toujours polie, jamais têtue, sois diligente, montre l’exemple. Tu as le privilège de porter le nom de Dieu, Jéhovah. Dans cette guerre, tout le monde souffre, beaucoup ne savent pas pourquoi ; quand un chrétien souffre parce qu’il veut rester fidèle à Dieu, c’est un honneur, un sacrifice de grande valeur aux yeux de Dieu. Emma assurait aussi Simone de l’approbation de Dieu, lui répétait qu’elle avait toute sa confiance et que son père, Adolphe, trouvait du réconfort dans la foi si forte de sa fille.
Quand elles arrivèrent en gare de Constance, Simone conversait avec son animation habituelle. Mais dès la descente du train, elle retomba dans son mutisme. Elles cheminèrent ensuite jusqu’à un bâtiment portant une plaque : Wessenberg’sche Erziehungsanstalt für Mädchen, Institution Wessenberg d’Education surveillée pour Filles. Au portail, les deux employées de la Protection de la Jeunesse interdirent à Emma de les suivre dans la propriété et, empoignant Simone, elles s’avancèrent dans la superbe allée fleurie qui menait à la porte d’entrée.
Emma les laissa la devancer de quelques mètres, puis elle les suivit. Les deux femmes lui répétèrent que ce n’était pas permis. Emma rétorqua : « Je ne vois aucun panneau interdisant aux mères d’entrer ». Elles arrivèrent ensemble devant la porte. Une dame d’un certain âge, du nom de Lederle, répondit au coup de sonnette. Elle pria Emma d’entrer, précisant qu’elle avait du respect pour les mères qui se déplaçaient pour accompagner leur fille dans son Institution. Elle ajouta qu’elle n’avait pas encore reçu l’avis officiel d’admission pour Simone, qu’elle irait le chercher elle-même au tribunal et qu’en attendant, Emma pouvait emmener sa fille pour la nuit dans un hôtel. « De préférence de l’autre côté du lac, à Meersburg, où les hôtels sont moins chers » conseilla-t-elle. Les deux employées qui avaient escorté Simone contestèrent bruyamment cette décision, mais Mme Lederle rétorqua d’un ton sans appel qu’elle avait une entière confiance dans la maman de l’enfant.
Emma et Simone montèrent dans le ferry qui traversait le lac de Constance ou Bodensee. La chambre qu’elles prirent dans un hôtel de Meersburg était simple mais propre. Par prudence, Emma suggéra une promenade vers les vignes entourant le château où elles pourraient parler et prier loin de tout oeil ou oreille indiscrète. Une fois rendues, elles chantèrent ensemble un cantique qui parlait de la résurrection. Puis Emma entreprit de rassurer Simone, lui disant que la maison Wessenberg était bien entretenue, avec son beau jardin, et que la surveillante âgée lui semblait honnête. Elle était certaine que Simone y recevrait une bonne instruction. Au moment du coucher, elle borda tendrement sa fille qui s’endormit profondément.
Emma avait fait tout ce qui était humainement possible pour soutenir Simone. Dorénavant, elle ne pourrait plus qu’implorer pour elle la protection de Jéhovah.
Le lendemain matin, Simone semblait comme sonnée pendant la traversée et le retour à l’Institution. Sans un mot ni une larme, elle franchit la porte d’entrée. On ordonna à Emma de mettre les bagages à un certain endroit et, le temps de se retourner, sa fille avait disparu. Elle n’avait même pas pu l’embrasser une dernière fois. Deux surveillantes de l’Institution eurent ensuite une longue conversation avec Emma et tentèrent de lui démontrer combien sa décision de faire partie des Témoins de Jéhovah avait était nocive, à tous points de vue.
Seule…
À Mulhouse, les Koehl et Eugénie s’étaient fait beaucoup de soucis en ne voyant pas Emma revenir le soir même, comme prévu. Mais le petit laps de temps supplémentaire qui lui avait été accordé avec Simone avait été pour elle comme un don du ciel. Elle pouvait se représenter le décor où sa fille évoluerait désormais. Mais en entrant dans l’appartement vide, elle sentit ses forces l’abandonner. Adolphe à Dachau, Simone à Constance, Marcel aux arrêts… Même la petite chienne Zita était morte, empoisonnée par une main malveillante.
Emma décida finalement d’aller à Bergenbach même si elle ne connaissait pas l’accueil qu’on lui réserverait ; cela faisait quelques années qu’elle en avait été bannie et qu’elle n’avait plus revu les siens. Elle avait entendu dire que sa mère avait été malade. Rassemblant tout son courage, elle s’y rendit sans s’annoncer, prenant sa mère par surprise. Marie reconnut qu’elle avait terriblement besoin de l’aide de sa fille : on était fin juillet et les travaux de la ferme, nombreux tant à l’intérieur qu’à l’extérieur en cette saison, s’accumulaient.
Avant de partir de Mulhouse, Emma avait remis à Eugénie le soin de préparer les colis alimentaires et les « vitamines » pour Adolphe : ce serait à elle, désormais, de recopier les petits textes religieux prohibés et, avec l’aide des Koehl, de poursuivre l’entreprise risquée consistant à les dissimuler pour les faire entrer clandestinement dans le camp de concentration.