Le 24 août 1943, quelque cinq semaines après le départ de Simone, un garde-champêtre emprunta le sentier qui grimpait à Bergenbach. Emma le vit alors qu’il était encore loin, en contrebas. Elle se doutait qu’il venait pour elle. Pour éviter un choc à sa mère, elle alla à sa rencontre avant qu’il n’atteigne la ferme. Le garde-champêtre lui remit une injonction écrite : elle devait se présenter immédiatement au poste de police de Kruth. Curieusement, il lui proposa de s’y rendre seule, en prenant le sentier de son choix. Lui-même descendrait par l’autre chemin. Emma opta pour le sentier le plus court, celui qu’elle empruntait pour aller à l’usine quand elle habitait encore à la ferme.
Elle savait que le garde-champêtre venait de lui offrir la possibilité de fuir : elle n’aurait eu qu’à grimper jusqu’au sommet de la chaîne de montagnes pour franchir la frontière franco-allemande et se retrouver en sécurité. Mais elle connaissait aussi la politique de représailles des Nazis dans ces cas-là : sa fuite aurait pu coûter la vie à son mari, peut-être même à ses parents. Par conséquent, elle se rendit sans tarder au poste de police où elle arriva avant même le garde-champêtre. On lui ordonna de prendre le train et de se présenter immédiatement à la police de Mulhouse-Dornach.
Le poste de police se trouvait juste en face du presbytère où vivait le prêtre catholique. C’est un policier âgé, un Allemand, qui reçut Emma. Avec un petit signe de tête vers le presbytère, il dit sur un ton d’excuse : « Un lapin pourchassé par une meute de chiens n’a aucune chance de se sauver. » On lui avait donné l’ordre d’arrêter Emma dès qu’elle se présenterait et de la remettre sur-le-champ à la Gestapo.
Depuis l’arrestation d’Adolphe, Emma portait un imposant corset médical avec une poche à air servant à comprimer l’estomac. Elle avait modifié cette poche pour y cacher une bible minuscule. Dans le local des admissions de la prison, on lui demanda de se dévêtir pour la fouille. En voyant l’étrange corset, la gardienne dit : « Nous n’avons pas le temps de défaire cette gaine compliquée ! » Quelques jours plus tard, Emma fut transférée au camp de Schirmeck où elle retrouva quatre jeunes femmes Témoins de Jéhovah de Mulhouse. Etrangement, on ne la fouilla pas à son arrivée et c’est ainsi que la petite bible entra clandestinement dans le camp. Emma la divisa en cinq parties, une pour elle et les quatre autres pour ses « sœurs ».
D’emblée en cellule d’isolement
Le premier travail qu’on confia à Emma fut une vieille couverture à repriser. Elle avait à peine commencé qu’une gardienne du nom de Lehmann la lui reprit et lui ordonna de rapiécer une veste d’uniforme. Emma refusa d’exécuter ce travail en rapport avec la guerre. Elle fut immédiatement convoquée par le commandant du camp, qui s’appelait Bück, et jetée en cellule d’isolement dans un bâtiment surnommé le « Bunker ». Le commandant ordonna de ne lui donner aucune nourriture jusqu’à ce que le travail soit exécuté.
À peine arrivée, et déjà punie ! Bück passait la voir quotidiennement, lui répétant qu’elle ne mangerait pas tant qu’elle n’aurait pas fini. Emma lui répondit, imperturbable : « Si vous n’avez pas encore enjambé de cadavre, le mien sera donc le premier ! »
Le troisième jour, Bück lui dit : « Espèce d’idiote ! Cette veste, une fois rapiécée, ira à un prisonnier ! »
Emma répondit : « Vous auriez pu me le dire tout de suite ! ». Le commandant sortit, un sourire ironique aux lèvres.
Il revint le lendemain pour trouver la veste rapiécée et joliment pliée. Il l’examina et hurla de colère : Emma l’avait transformée en veste civile.
« N’avez-vous pas dit qu’elle irait à un prisonnier ? Vous ne donneriez tout de même pas à un prisonnier une veste d’uniforme militaire, n’est-ce pas ? »
« Vous resterez là aussi longtemps qu’il me plaira ! » tonna-t-il. Deux semaines passèrent avant qu’Emma soit relâchée de la cellule d’isolement.
Quand elle retourna à la baraque, Emma se fixa comme objectif d’être un havre pour les nouvelles arrivantes, maltraitées et humiliées. Elle les consolait avec des passages tirés de la bible, les renseignait sur les habitudes du camp et les aidait de toutes les manières possibles. Parmi celles qui venaient la voir il y avait un groupe de très jeunes filles qui la considérait comme une maman de substitution. Un jour qu’elles étaient réunies auprès d’Emma qui leur lisait un passage des Ecritures, Lehmann – la gardienne que les prisonnières surnommaient « la Hyène » en raison de sa méchanceté – les surprit. Après avoir fait glisser le gros solitaire de sa bague vers l’intérieur de sa paume, elle les souffleta violemment, balafrant leurs visages à vie. Elle n’osa pas gifler Emma qu’elle fit comparaître devant le commandant. Lire la bible était interdit car considéré comme une activité susceptible de mener à la subversion. Bück renvoya Emma dans une cellule d’isolement qui jouxtait, cette fois, la salle des interrogatoires. Elle entendait à longueur de journées les cris déchirants des prisonniers torturés. Parfois, elle voyait même leur sang sourdre sous sa porte.
Visite d’un « Amiral »
La porte s’ouvrit un jour sur un visiteur à la poitrine bardée de décorations, entouré de gardes du corps. Emma se mit au garde-à-vous pour déclarer : « Arnold, Emma, Bibelforscher ! ».
« Ah ! C’est vous qui lisiez ce livre juif ! » grommela-t-il.
« Oui, amiral », répondit poliment Emma qui n’y connaissait rien en grades militaires.
Le visiteur s’en alla en s’esclaffant : « Un amiral ! Je suis un amiral ! »
Plus tard, une gardienne vint lui dire : « Vous avez vraiment eu de la chance ! C’était Himmler. Il était venu pour faire disparaître les prisonniers récidivistes. »
Même dans ce lieu d’horreur, Emma parvint à trouver un peu de réconfort. Une conduite d’eau chaude passait sur le sol de sa cellule. Sa chaleur était bienvenue pour soigner la cystite d’Emma qui guérit lors de ces semaines d’isolement. Lorsque Bück la fit enfin sortir de sa cellule, il l’envoya loger dans une baraque sans eau courante où l’on confinait les femmes syphilitiques. Pour se laver, les femmes se partageaient une cuvette à trois. Emma utilisa le peu d’argent qu’elle avait pour se procurer du chlore, déjouant ainsi le nouveau plan malveillant du commandant.
Bientôt, le camp tout entier fut transféré en Allemagne, à Gaggenau, pour travailler dans une section d’armement. Emma fut placée au service d’une famille SS qui exhalait l’hostilité. Ils la traitaient avec dureté, lui interdisant même de boire un verre d’eau. Elle n’en mit pas moins ses talents à leur service, cousant inlassablement de nouvelles tenues aux enfants à partir de vêtements usagés.
Lors des bombardements, les gens se ruaient à la recherche d’un abri. En tant que détenue, Emma n’avait pas le droit de se mêler au reste de la population et devait rejoindre l’abri du camp. Un jour, tandis qu’elle courait à travers un champ de tomates, les bombardements s’intensifièrent, la recouvrant entièrement de terre juste avant que n’éclate une bombe au phosphore qui incendia tout autour d’elle. Emma rentra au camp, indemne.
Mort imminente
Petit à petit, Emma fut prise de quintes de toux si bien qu’elle fut remplacée auprès de la famille SS par Marguerite, une autre prisonnière Témoin de Jéhovah. La toux s’aggrava fortement et Emma, trop faible pour se lever, resta alitée. Un prisonnier qui avait exercé autrefois comme docteur vint dans sa baraque pour effectuer une réparation électrique. Il prévint Emma que sa toux n’était pas due à un refroidissement mais à un état de dénutrition avancée et que c’était le signe d’une mort imminente.
Quand l’alerte aérienne retentit une fois de plus, envoyant tout le monde aux abris, Joséphine, Rose, Marguerite et Hélène, qui avaient toutes bénéficié de l’enseignement biblique d’Emma, décidèrent de ne pas la laisser seule. S’agenouillant près de son bat-flanc, elles prièrent à haute voix, tour à tour. Le bombardement fut si violent qu’il provoqua des secousses pareilles à un tremblement de terre. Puis il y eut une explosion assourdissante qui couvrit ce qui semblait devoir être l’ultime prière du petit groupe. Mais un peu plus tard, la sirène retentit, annonçant la fin du raid aérien. Quand les amies ouvrirent la porte de la baraque, elles virent que les bâtiments environnants étaient tous gravement endommagés. Seul le leur était à peu près intact.
Des hommes âgés de la région vinrent trouver le commandant du camp, le suppliant de mettre à leur disposition des prisonniers capables de les aider dans la récolte des pommes de terre. Rose se porta volontaire même si elle n’avait jamais vu un champ de pommes de terre de sa vie. Sur le chemin de la ferme, le vieux paysan auquel elle avait été assignée lui demanda la raison de sa déportation. Quand elle la lui dit, il s’arrêta et désigna une exploitation en face : « Allez là-bas. La vielle femme fait partie des vôtres. Faites-lui la causette pendant que je m’achète des cigarettes. »
La vieille fermière, comme tous les agriculteurs, était soumise à un rationnement très strict mais elle offrit à Rose de boire un peu de lait. Rose demanda si elle ne pouvait pas plutôt l’emporter pour Emma. La femme lui trouva alors une minuscule bouteille que Rose dissimula dans l’une des épaulettes qui rembourrait le haut de ses manches. Quand elle revint au camp, elle fut palpée de haut en bas, les bras en l’air, si bien que les gardiens ne découvrirent la bouteille logée sur le dessus de l’épaule ni ce jour-là, ni les jours suivants. Tous les soirs, Emma buvait sa dose de lait en mangeant aussi une petite carotte qu’une autre de ses amies, Marguerite, rapportait au camp de la même façon. Ces actes de courage, qui se répétèrent plusieurs semaines durant, sauvèrent la vie d’Emma.