En janvier 1942, par un jour glacial, un groupe de prisonniers fut transféré en camion au camp de concentration de Dachau. Parmi les cinq détenus Témoins de Jéhovah se trouvaient Adolphe et un homme âgé, du nom de Huber, qui avait présidé le groupe des Témoins de Jéhovah de Mulhouse. Un SS regarda l’homme aux cheveux blancs, lui montra la cheminée du four crématoire et hurla : « Espèce d’idiot, c’est par ce chemin que tu sortiras !».
M. Huber, alors âgé de plus de soixante ans, répliqua calmement: « C’est un chemin honorable! » Les Nazis proposaient en effet une autre voie de sortie aux Témoins de Jéhovah : ils leur offraient de signer un document où les Témoins déclaraient renoncer à leur foi et jurer allégeance à l’Etat nazi. En récompense, ils étaient remis en liberté mais s’engageaient à dénoncer dorénavant leurs coreligionnaires à la Gestapo pour que celle-ci puisse les arrêter et les emprisonner à leur tour. Très rares furent les Témoins qui signèrent, même soumis à la torture.

Comme tous les autres détenus, Adolphe fut dépouillé de son identité contre un numéro – le 28 818 – et l’artiste pacifique aux mains douces fut astreint aux travaux forcés au sein d’un bataillon disciplinaire. Il portait, cousu sur son uniforme de détenu, un triangle violet, signe distinctif imposé aux Témoins de Jéhovah par les Nazis. Mais ce qui devait être une marque d’infamie se révéla finalement bénéfique: les Témoins de Jéhovah se reconnaissaient grâce à l’insigne et se soutenaient mutuellement. Les trois premiers mois, Adolphe n’eut pas le droit de recevoir des lettres, de sorte qu’il passait ses nuits à se tourmenter sur le sort de sa femme et de sa fille. Il ne trouvait de réconfort que le dimanche, quand il pouvait partager quelques idées spirituelles avec d’autres Témoins, tel Floryn, originaire de Belgique. Puis arriva le jour où il lui fut enfin permis d’écrire quelques mots, et on lui remit une courte lettre d’Emma.
Cet hiver-là, le typhus ravageait le camp et Adolphe souffrait d’une forte fièvre. Un médecin SS lui ordonna d’actionner la pompe du tensiomètre. Comme Adolphe était trop faible pour y arriver, le médecin lui asséna un coup de poing si violent qu’il l’assomma et lui brisa deux incisives. Quand il reprit conscience, il vit que tous ses anciens compagnons de baraque avaient été remplacés par des nouveaux. Il était resté quinze jours dans le coma !
Peu après, le commandant du camp autorisa les prisonniers à recevoir des colis de vivres. Le premier paquet d’Emma contenait de l’huile de poisson et de l’argile. Les SS se moquèrent d’Adolphe, disant : « Ta femme t’envoie de la terre même avant ton enterrement ! » Mais Adolphe croyait aux vertus thérapeutiques de l’argile. Il en mangea un peu tous les jours et se rétablit totalement.
Ces paquets renfermaient des remèdes encore plus extraordinaires : Emma avait trouvé une astuce pour faire parvenir à son mari de petits extraits de la Tour de Garde, la revue mise à l’index par les Nazis. Elle les recopiait en caractères minuscules, sur du papier pelure qu’elle roulait ensuite et dissimulait entre deux gâteaux secs collés ensemble avec du miel. Le premier paquet reçu par Adolphe était presque vide. Quand Adolphe mangea le seul gâteau qu’il contenait et trouva le feuillet caché, il comprit pourquoi le Kapo (un prisonnier en charge des autres) lui avait dit qu’il était interdit de recevoir des messages : l’homme avait puisé dans le colis avant de le lui remettre. Adolphe répondit à sa femme par quelques mots codés : « Merci pour les vitamines ! » et : « S’il te plaît, envoie-moi encore des nouvelles de Maman ! »

Un jour, un SS engagea la conversation avec Adolphe sur le bombardement qui avait touché la ville de Munich proche. « De quelle religion était le pilote ? » demanda-t-il. Adolphe profita de l’occasion pour lui dire : « Je ne sais pas. Mais je suis sûr d’une chose, ce n’était pas un Témoin de Jéhovah ! ». Ce SS se mit à avoir confiance en Adolphe et lui demanda de monter la garde lors de ses beuveries. Quand arriva le soir de Noël, les SS se réunirent dans leur baraque autour d’un immense sapin pour chanter « Douce nuit » puis, pendant le réveillon qui suivit, chacun cacha une bouteille d’alcool sous son siège. Le SS invita Adolphe à sa table, lui demandant de s’asseoir de façon à faire écran : chaque fois qu’il se pencherait pour boire en secret, Adolphe devait aussi se pencher pour le cacher à la vue de son commandant. Durant cette nuit-là, des SS sortaient de temps à autre puis revenaient avec des habits tachés de sang, chantant avec plus d’entrain encore : « Il est né, le divin enfant… ». Adolphe ressentit son « privilège » comme une terrible torture.
Les Alliés menèrent un nouveau raid aérien sur Munich, qui endommagea le domicile du SS. Il obtint de nouveaux meubles et demanda qu’on lui prête Adolphe pour les peindre. Celui-ci ne se contenta pas d’étaler la couleur, mais les décora de motifs bavarois. Le SS se dit qu’il pouvait faire de l’argent avec les talents de son prisonnier et lui exposa son projet : il créerait un commerce de foulards et de tabliers et embaucherait Adolphe après l’avoir fait libérer du camp. Il lui promettait aussi de faire venir sa femme et sa fille.

Adolphe considérait cette perspective avec prudence, se demandant si ce ne serait pas une solution pour faire échapper Emma et Simone aux terribles pressions qu’elles subissaient quotidiennement. Il savait en effet ce qu’elles enduraient. Le commandant faisait régulièrement venir Adolphe à son bureau pour lui lire les rapports qu’il recevait sur Simone, cette jeune rebelle qui refusait obstinément de dire « Heil Hitler ! » à l’école. Elle avait été soumise récemment à un interrogatoire de la Gestapo, et condamnée à être envoyée dans une maison de correction nazie. Chaque fois qu’elle avait refusé d’obtempérer à un ordre qu’elle jugeait contraire à sa conscience, Adolphe avait été convoqué par le commandant de Dachau, et les SS se moquaient de lui ou le punissaient pour le « mauvais comportement » de sa fille. Le cœur d’Adolphe se gonflait pourtant de joie car Simone restait fidèle à sa foi. Il lui avait écrit dans une lettre : « Aussi longtemps que nous écouterons la voix de notre cœur, nous ne perdrons pas notre joie intérieure car nous avons en nous-mêmes un juge, c’est notre cœur. La joie qu’il ressent est la meilleure preuve qu’on a fait ce qui est bon ; et cette joie devient une ancre, celle de l’espérance, qui retient le bateau de notre vie secoué par la mer déchaînée.»
Mais Adolphe faillit couler sous les vagues de mauvaises nouvelles qui agitèrent de plus belle la « mer déchaînée ». Le commandant le convoqua encore, cette fois pour lui annoncer que la décision du tribunal de Mulhouse avait été exécutée : début juillet 1943, sa fille bien-aimée avait été arrachée à sa mère et enfermée dans une maison de correction à Constance pour être « rééduquée ». À peine deux mois plus tard, Emma fut arrêté et internée au camp de Schirmeck. Cela signifiait aussi qu’Adolphe ne pourrait plus correspondre avec elle car le règlement interdisait tout échange de lettres entre détenus des camps. Son seul lien avec l’extérieur restait Eugénie, la sœur d’Emma.
Même si Adolphe se réjouissait de la résistance morale de sa femme et de sa fille, les savoir toutes deux enfermées l’affectait profondément. Ses forces cédèrent. Le régime de famine, le labeur éreintant, les pressions constantes visant à lui faire signer le document de renonciation, le fait de savoir que sa femme subissait les mêmes tourments : tout cela le mena au bord de l’effondrement physique et moral.
C’est dans cet état d’esprit qu’il attendait un jour son tour à la douche. Devant lui, un homme demanda à un autre quel verset le pasteur avait choisi pour sa confirmation. L’autre cita : «Confie-toi dans le Seigneur de tout ton cœur et ne t’appuie pas sur ta propre intelligence. » Pour Adolphe, ces mots furent comme un baume sur son cœur endolori, comme la voix consolante d’un ange – exactement ce qu’il lui fallait pour renforcer sa détermination à persévérer quoi qu’il advienne. Et il en eut vite besoin !
Car on le convoqua encore à la Kommandatur. En entrant, il lui sembla que presque tous les SS de service l’attendaient. Le commandant avait examiné favorablement la demande du SS qui voulait faire sortir Adolphe du camp pour le prendre à son service, mais avant de remplir les papiers nécessaires, il voulait qu’Adolphe peigne des poupées sur une série de caisses en bois. Il ajouta : « Nous ne transportons pas des poupées. Ce sont des munitions. » Adolphe refusa, disant qu’il ne travaillerait pas pour la guerre et qu’il ne voulait pas mentir, même avec un pinceau.
Les SS hurlèrent de rire. Ravis d’avoir trouvé un sujet d’amusement, ils se mirent à improviser un sketch, l’un jouant « Jéhovah », l’autre « Jésus ». Adolphe ne put supporter longtemps ce blasphème et dit calmement, d’une voix forte : « Je vous en prie, Messieurs, Jéhovah est le nom du Dieu Tout-Puissant ! » Il se fit un silence total. Les SS, médusés, réalisaient peu à peu qu’un prisonnier avait osé les reprendre. « Dehors! » aboya finalement le commandant. Adolphe obtempéra, persuadé qu’il serait pendu. Les jours passèrent. Mais l’affront n’avait pas été oublié: Adolphe apprit qu’il allait faire partie des Versuchskaninchen, des cobayes humains.

Il fut transféré dans le quartier du camp où des médecins SS menaient des expérimentations sur les détenus, à l’instar de leur sinistre confrère d’Auschwitz, le Dr Mengele. Intéressés par la façon dont Adolphe s’était remis du typhus, ils en avaient conclu qu’il possédait un bon système immunitaire. À leurs yeux, c’était le cobaye idéal pour tester les vaccins contre la malaria destinés aux troupes allemandes en Afrique du Nord. Ils tentèrent de lui inoculer la maladie en attachant en permanence, sur une veine de son bras, une petite cage remplie de moustiques infectés qui le piquèrent d’abondance. Pendant six semaines, ils changèrent régulièrement les moustiques, soutirant aussi quotidiennement à leur « patient » plusieurs éprouvettes de sang pour analyse. Comme il ne développait pas la maladie, il reçut l’ordre de rejoindre un « camion en partance ». Tout le monde savait ce que cela signifiait. Mais le SS qui voulait l’embaucher passa à l’instant où Adolphe montait à bord. Un peu plus tard, un médecin le rappela, disant que l’expérimentation n’était pas finie et qu’il devait retourner quelques jours à l’infirmerie.