Au camp de la Croix-Rouge, les anciens prisonniers purent manger leur content de riz au lait. Au début, Adolphe en avalait presque deux litres à chaque repas. Ses forces physiques revenaient lentement. Mais son esprit était torturé et hanté par des questions sur les siens qui restaient sans réponses. Les nouvelles envoyées par Eugénie dataient de plus de six mois.
Les médecins de la Croix-rouge déclarèrent Adolphe inapte à entreprendre le long trajet jusqu’en Alsace si bien que le dernier train de rapatriés partit sans lui.
Quand Adolphe fut finalement en état de voyager, il dut le faire seul, mais l’armée américaine lui remit un document qui lui garantissait le gîte et le couvert gratuit sur le trajet. Il avait, pour tout bagage, une couverture de l’armée américaine et, attachées à sa taille, une timbale et une cuillère jalousement préservées des voleurs du camp de concentration (car, au camp, « pas de timbale » signifiait « pas de ration », et « pas de ration » équivalait à une mort certaine.)Sourd, édenté et pesant à peine 49 kg, Adolphe n’était plus que l’ombre de lui-même quand il quitta Bad Ischl.

Le voyage fut lent. Adolphe aboutit enfin à la frontière française qu’il traversa pour rejoindre la gare de Strasbourg où il prit un train pour Mulhouse. Il savait que la ligne longerait son domicile. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer quand le train arriva aux abords de sa ville : il voyait défiler des quartiers en ruines, cicatrices encore à vif des derniers combats. Puis il observa avec soulagement que son immeuble, au 46, rue de la Mer Rouge, paraissait intact. À la gare, une nouvelle vague d’anxiété le submergea quand il vit les nombreuses habitations démolies par les bombardements.Qu’était devenu le salon de coiffure de son ami Adolphe Koehl ? Il rassembla ses forces pour contourner les débris nivelés de la maison voisine et constata que, non seulement le salon était indemne, mais qu’Adolphe et sa femme y travaillaient ! Leur accueil exubérant lui remonta le moral et son cœur faillit éclater de joie à la nouvelle que sa femme bien-aimée et sa fille étaient revenues sauves de captivité. Cela faisait des semaines qu’elles l’attendaient.
Les Koehl lui expliquèrent que la Croix-Rouge française, n’ayant pas réussi à le localiser, l’avait inscrit sur la liste des « disparus présumés décédés » et déclaré sa femme « veuve de guerre présumée ». Comme Adolphe marchait avec difficulté, Maria Koehl le raccompagna jusqu’à son immeuble et, profitant de la pause qu’il fit pour reprendre son souffle dans les escaliers, elle le devança et sonna au deuxième. À Simone, qui ouvrit la porte, elle annonça que son père était de retour. Adolphe contourna sa fille sans la voir et tomba sans un mot dans les bras de sa femme. Au bout d’un moment, il se retourna et demanda, incrédule : « Tu es Simone ? » À 15 ans, elle était très différente de la fillette de son souvenir, qui avait onze ans lorsqu’il lui avait dispensé sa dernière leçon de peinture.
Une réunion de retrouvailles fut organisée à Bergenbach. Adolphe eut du mal à s’y rendre. Toute la famille de sa femme avait survécu, mais ce n’était pas le cas des siens : son père adoptif, Paul Arnold, avec qui il n’avait pu se réconcilier, avait été tué par un éclat d’obus. Sa nièce, accusée d’avoir fréquenté des soldats allemands, avait fui le village après avoir été tondue en public. Son neveu, qui s’était battu sous l’uniforme allemand, avait été capturé par les Russes et était mort au camp de Tambow. Pendant le repas, Adolphe tenta de raconter à la famille de sa femme ce qu’il avait subi mais ils le firent taire, disant :
« Pourquoi parler du passé ? Après tout, nous avons tous souffert ! »


La lutte pour la vie reprit, sous une forme différente. La nourriture, rare, était réglementée par des tickets d’alimentation. Emma mit en œuvre toute son ingéniosité pour élaborer des repas nourrissants capables de redonner vigueur à l’organisme dévasté de son mari. La nuit, elle le réveillait pour interrompre les cauchemars récurrents où il luttait contre des détenus cannibales, elle le rassurait par des paroles apaisantes et lui préparait des tisanes sédatives. Adolphe se rétablit insensiblement, au fil des mois. Ses tremblements diminuèrent. Un jour, il prit des crayons de couleur pour transcrire une image qu’il avait conçue dans son esprit durant ses années de détention. Cela lui prit du temps et beaucoup d’efforts, mais quand elle fut terminée, il avait retrouvé la confiance nécessaire pour reprendre contact avec son ancien employeur, l’usine Schaeffer.

Un Témoin de Jéhovah du nom de Martin Harbeck, qui se rendait fréquemment à Berne, en Suisse, s’arrêta un jour chez les Arnold. Il offrit à Adolphe un appareil acoustique qui corrigea en partie sa surdité. Mais comme il n’entendait pas suffisamment pour reprendre son ancien poste de cadre, le patron de l’usine lui donna du travail compatible avec ses problèmes de santé, à effectuer à domicile. Quelque deux ans plus tard, la direction lui transmit un dessin conçu par un artiste parisien. Pouvait-il le transformer en motif pour tissu et en réduire le nombre de couleurs pour rester dans des coûts compatibles avec le marché africain ? Adolphe mit au point, chez lui, la première quadrichromie pour impression sur étoffe. Après cela, l’usine lui confia la création de tous les tissus exotiques destinés exclusivement aux colonies françaises.
(Des échantillons de son travail peuvent être vus dans la collection Schaeffer et Cie, au Musée d’Impression sur Étoffes de Mulhouse.)

Malgré les soins aimants et attentifs de sa femme, Adolphe ne se rétablissait pas totalement. Le problème majeur n’était pas sa surdité, mais les traumatismes psychiques qui l’affectaient toujours. Il ne parlait presque jamais de ce qu’il avait enduré car il voulait ménager Emma qui avait subi tant d’épreuves, elle aussi. Dans la famille Arnold, chacun gardait ses blessures invisibles pour soi, essayant de les guérir seul.
Simone aussi posait un problème à son père. Les deux années en maison de redressement avaient transformé la fillette pétulante en jeune fille silencieuse et distante. De plus, son manque d’intérêt pour une quelconque formation peinait Adolphe. Mais Simone ne se voyait pas retourner en classe à quinze ans. Sa scolarité normale avait été interrompue à onze ans, quand elle avait été renvoyée du collège pour refus du salut hitlérien et, en guise de représailles, reléguée à l’école primaire, au fond d’une classe, sans livres ni cahiers. Ensuite, elle avait été enfermée à la maison de redressement de Wessenberg où les leçons dispensées étaient rudimentaires. Elle avait gardé pour seul objectif d’enseigner la bible aux gens. Mais Adolphe insista pour qu’elle apprenne d’abord un métier et la fit admettre pour une formation de deux ans à l’Ecole des Arts et Métiers qu’il avait lui-même fréquentée. Quand elle eut achevé son cursus de dessinatrice pour textile, il obtint qu’elle puisse, elle aussi, travailler à domicile pour Schaeffer et Cie, et l’ancienne complicité du père et de sa fille refleurit au milieu des pinceaux et des pots de peinture. Adolphe, comblé de voir sa fille épanouie et sa femme rassurée, retrouva pleinement son humour et sa joie de vivre. Il plaisantait même de son handicap avec Simone, disant que ses oreilles étaient tout juste bonnes à maintenir les branches de ses lunettes.

Auparavant, la famille s’était déjà ressoudée grâce à un intérêt spirituel commun. Depuis leur retour de captivité, chacun avait repris ses activités religieuses. Adolphe avait toujours été un évangélisateur zélé et un bon enseignant et, dès que sa santé le lui permit, il enfourcha sa bicyclette – celle qu’il avait lors de son arrestation – pour contacter des gens à des lieues à la ronde et leur communiquer le message d’espoir de la bible. Il racontait souvent aux personnes intéressées qu’il avait ressenti l’aide bienveillante de Dieu vis-à-vis des siens, même en détention. Son air heureux et son rétablissement attestaient de la force de sa foi. Simone lui donna bientôt un motif supplémentaire de bonheur et de fierté : moins de cinq ans après leurs retrouvailles, elle partit œuvrer comme missionnaire à plein temps.

En 1950, quand Simone quitta la maison, Adolphe décida de poursuivre le travail à domicile que sa fille exécutait pour l’usine Schaeffer. Il l’effectuait en soirée, après le sien. Bien que sa surdité s’aggravait, il travailla ainsi pendant douze ans, jusqu’à sa retraite, pour mieux soutenir financièrement l’œuvre internationale d’évangélisation. Une médaille d’or, remise par le préfet, lui fut décernée en récompense de ses cinquante années de services remarquables au sein de Schaeffer et Cie.
Un jour, Adolphe trouva son Emma bien-aimée affalée au sol, inconsciente. Elle venait d’être victime d’un infarctus. Par bonheur, elle en réchappa. Adolphe, complètement sourd à présent, sollicita l’aide de Simone qui habitait Paris et avait épousé Max Liebster, un évangélisateur comme elle. Les deux couples décidèrent de s’installer ensemble.