En 1932, le propriétaire de la fabrique de Wesserling vendit inopinément son entreprise. Les compressions de personnel qui s’ensuivirent assombrirent le futur de tous les employés, cadres y compris. Mais la réputation d’Adolphe s’était largement répandue dans la région si bien que la plus grande usine d’impression sur étoffes, Schaeffer et Cie, située à Pfastatt, près de Mulhouse, offrit à Adolphe un emploi de coloriste dans sa section artistique. Accepter lui fut difficile dans la mesure où cela l’obligeait à quitter ses chères montagnes pour une grande ville en plaine, troquer son agréable logement à Blättmatt contre un appartement dans un immeuble citadin de trois étages et, en attendant que le nouveau logement se libère, effectuer tous les jours de longs trajets en train. Mais, avec une femme et une petite fille à charge, il avait conscience qu’un emploi sûr devait être sa priorité. En 1933, après une année d’aller-retour en train et de longues heures loin de chez lui, Adolphe emménagea avec sa femme et sa fille au 46, rue de la Mer Rouge, à Mulhouse. Peu de temps après, la compagnie Schaeffer lui offrit le poste de superviseur et Adolphe fut chargé de diriger les chimistes qui exécutaient les dessins qu’il avait conçus, et de définir le prix et la qualité du produit fini. Ce nouveau poste impliquait de travailler en équipe.

Quand Adolphe supervisait l’équipe du matin, sa famille bénéficiait de sa présence toute la soirée. Le père aimant vérifiait alors les devoirs de Simone puis lui lisait des extraits de livres sur l’histoire, l’astronomie et la géographie, matières qu’il affectionnait. Emma écoutait volontiers, elle aussi, en exécutant des travaux d’aiguille. Même la petite chienne Zita semblait attentive, étendue de tout son long, l’air satisfait, aux pieds de son maître. Parfois, Adolphe parcourait et commentait les articles du journal qui donnaient des nouvelles des troubles sociaux ; il approuvait le mouvement des travailleurs socialistes et suivait avidement les informations sur leurs exigences en matière de justice sociale.
Quand Adolphe dirigeait l’équipe de l’après-midi, la famille avait le temps de déjeuner ensemble et la petite Simone ne manquait jamais de s’asseoir sur les genoux de son papa lorsqu’il buvait un café avant de partir au travail à vélo. Quand Adolphe rentrait, un peu après 22h, il allait droit à la chambre de sa fillette endormie pour l’embrasser et lui murmurer « Bonne nuit ! » à l’oreille.
Entre-temps, l’agitation des travailleurs bouillonna pour déborder lors de la grande crise de 1936 sous forme d’une grève à l’échelle du pays. Des ouvriers en colère se barricadèrent dans l’usine Schaeffer, prenant en otage les « cols blancs », dont Adolphe. Heureusement pour lui, lorsqu’un nouveau groupe arriva pour prendre le relais, il s’y trouvait des ouvriers de son équipe. Ils insistèrent pour qu’il soit relâché sans qu’on le moleste, disant : « Cet homme porte une chemise blanche, mais il est de notre côté. Nous entretenons d’excellents rapports.» Ses ouvriers savaient qu’Adolphe les respectait et les traitait avec déférence, ce qui n’empêchait pas, si nécessaire, que son « oui » signifie « oui » et que son « non » soit sans appel.

Adolphe devait porter des chemises blanches au travail, mais il ne voulait pas grever son budget pour en acheter. Aussi sa femme chérie, fort industrieuse, se servait-elle de coupons pour acquérir à la fabrique des restes de tissu dans lesquels elle taillait elle-même les chemises. Adolphe croyait que seuls des économies minutieuses et un travail acharné mettraient sa famille à l’abri du besoin au point que, quand la grève déboucha sur l’octroi de deux semaines de congés payés, il refusa de les prendre ! Mais la loi rendait ces congés obligatoires, de sorte que l’usine ferma pour une quinzaine. Adolphe et Emma discutèrent alors longuement pour savoir s’ils pouvaient employer l’argent de leur compte épargne pour acheter deux bicyclettes et randonner dans les Vosges. Ils conclurent que ce serait raisonnable, car ces vélos leur permettraient aussi d’économiser le prix de trois billets de train chaque fois qu’ils iraient à Oderen et Krüth voir leurs familles respectives, et qu’ils pourraient donc leur rendre visite plus souvent.
En fin de semaine, Adolphe aimait partager son temps libre avec Simone, s’amusant avec elle à des jeux d’extérieur ou l’initiant à la peinture. Les dimanches matins étaient invariablement dévolus à la messe. L’après-midi, Adolphe, sa femme et leur fille prenaient plaisir à de longues promenades à travers les prés proches. Adolphe dirigeait sa famille d’une main ferme mais douce et ne pouvait imaginer une manière de vivre différente. Mais un problème, qui se transforma en véritable défi, l’opposa bientôt à Emma.
Au début du printemps 1937, Adolphe et Emma avaient vu un prêtre de leur paroisse se conduire de façon indécente avec un jeune garçon. Scandalisée, Emma soutint que Dieu ne pouvait descendre dans une hostie élevée vers Lui par des mains souillées. Adolphe, par contre, défendait avec véhémence la sainteté de l’Eglise catholique, fondée sur l’apôtre Pierre : les fidèles ne devaient jamais douter et s’en remettre à Dieu pour juger les individus. Emma décida alors de suivre la messe dans une paroisse voisine où une nouvelle église venait d’être construite. Adolphe, lui, continua à fréquenter l’ancienne. Une ambiance tendue envahit le foyer où les différents, de plus en plus nombreux, dégénéraient souvent en disputes. Mais ce n’était qu’un prélude à la tempête à venir. En effet, quelque temps après, Emma accepta trois revues de la part des Témoins de Jéhovah (alors appelés Bibelforscher, « Etudiants de la Bible », leur nom d’avant 1931) et s’acheta une bible pour l’étudier par elle-même. Adolphe l’accusa d’être prétentieuse puisqu’elle osait remettre en question des enseignements de l’Eglise. Il lui défendit de mêler leur fille à la controverse et obligea Simone, alors âgée de sept ans, à continuer à l’accompagner à la messe dominicale.
Emma revendiqua fermement son droit de choisir elle-même ses lectures. Adolphe, qui avait toujours été un défenseur des libertés individuelles, se trouvait soudain confronté à un épineux dilemme : accorder la liberté de lecture à son épouse signifiait la laisser défier son autorité de chef de famille. Il finit par céder, à contrecœur. Puis il se réfugia dans un mutisme total. Il mangeait et dormait à peine, fumait des cigarettes à la chaîne et, sortant la chienne Zita pour d’interminables promenades, il passait le moins de temps possible dans l’appartement.
Le dimanche, Adolphe continuait à emmener Simone à la messe. Mais voilà qu’elle aussi commençait à poser des questions suscitées par des passages de la bible que sa mère lui avait lus. Presque une année passa ainsi, quand Adolphe décréta qu’il en avait assez. C’était lui l’homme de la maison, non ? Il était donc responsable de sa famille, et cela incluait l’obligation de faire de son mieux pour ramener sa femme dans le droit chemin. Aussi décida-t-il de commander un ouvrage aux Témoins de Jéhovah pour démontrer à sa femme toute l’absurdité de leur enseignement. Comme il avait d’excellentes connaissances en astronomie, il opta pour le livre Création. Lorsque le colis arriva, il le laissa fermé trois jours durant.

La chape de silence semblait se faire plus pesante encore. Adolphe apprit plus tard que son épouse avisée avait demandé à leur fillette surexcitée de se tenir tranquille et de laisser son père réfléchir en toute quiétude. Celui-ci compara longuement ses livres religieux favoris – écrits par un abbé du nom de Moreau – avec le contenu de Création, et admit humblement que ce que sa femme avait découvert en examinant la bible était vrai.
Tout à la joie de ce qu’il avait appris, Adolphe se rendit spécialement chez son père adoptif, un homme très croyant, pour lui remettre une bible, sans pouvoir imaginer la réaction qu’il allait susciter : Paul Arnold, furieux, lança la bible par la fenêtre puis, saisissant son fils adoptif par le fond du pantalon, il le jeta hors de la maison en criant : « Toi, Emma et Simone ! Je vous interdis de remettre les pieds chez moi ! Si tu veux revenir, c’est à l’église qu’on se rencontrera, mais seulement une fois que tu te seras confessé et que tu auras communié ! »
La famille d’Emma agit de même, suivi par les gens de la région de Bergenbach : les Arnold étaient devenus des parias. En ville aussi, les voisins leur battirent froid quand ils constatèrent qu’Adolphe ne soutenait plus l’Eglise. Un homme le poursuivit même en brandissant une hache !
Leur isolement prit fin quand ils se rendirent pour la première fois à une réunion organisée par les Témoins de Jéhovah. Là, Adolphe fit la connaissance d’un autre Adolphe – Koehl, de son nom de famille – qui était un Bibelforscher de longue date et un patron coiffeur réputé à Mulhouse. Adolphe se rendit régulièrement dans son salon, et une véritable amitié lia les deux hommes qui se retrouvaient aussi sur le plan religieux. C’est par Adolphe Koehl que les Arnold apprirent l’existence d’un livre, Croisade contre le christianisme, qui relatait des témoignages de première main sur les souffrances endurées par les Témoins de Jéhovah allemands dans les camps de concentration nazis depuis le milieu des années trente. La fidélité de ces croyants à leurs principes, même face à la persécution et à la mort, galvanisa la détermination de la famille Arnold à embrasser leur foi.
