En l’an 1923, Adolphe rencontra deux obstacles. D’abord, il se heurta à l’hostilité des jeunes d’Oderen, village auquel Bergenbach, la ferme de montagne où vivait Emma, était rattachée. Les jeunes hommes célibataires d’Oderen n’admettaient pas qu’une fille de leur commune soit courtisée par un « étranger » de Kruth, un village perçu, qui plus est, comme inférieur socialement. Adolphe, de nature pacifique, refusa de répondre à leurs bravades et de se battre. Quand il les voyait se rassembler, il préférait se cacher et se rendre chez Emma en empruntant le sentier de la forêt plutôt que la rue qui traverse le village.

Ensuite, Adolphe dut faire face à un conflit avec ses futurs beaux-parents. Même s’il désirait garder avec eux de bonnes relations, il refusait de consentir à des épousailles laissant présumer un rang social supérieur. La maman d’Emma souhaitait un « grand mariage » pour son aînée. En Alsace, cela signifiait aller à la mairie le vendredi soir pour la cérémonie civile, puis emmener la famille proche célébrer l’événement dans un café. Le jeune couple se séparait ensuite pour rentrer chacun avec les siens, car seule la cérémonie religieuse du lendemain validait définitivement l’engagement des époux. Après la bénédiction nuptiale du samedi matin, on conviait la famille élargie à un coûteux banquet de quatre heures. Et le dimanche, toute la noce se retrouvait une dernière fois pour un repas d’adieu. Pour financer ces coutumes de « gens de bonne condition », la maman d’Emma, qui était pauvre, projetait de contracter un emprunt qu’elle aurait mis une année entière à rembourser.
Mais pour Adolphe, être pauvre n’avait rien d’humiliant tant qu’on était travailleur. La vraie valeur, se plaisait-il à répéter, ne se mesure pas à la fortune. Son « non » sans équivoque aux prétentions de sa future belle-mère provoqua une violente controverse. Aussi proposa-t-il, en guise de concession, une messe solennelle de mariage au sanctuaire d’Oderen, dont lui-même réglerait le prix. Cela coûtait une fortune : cinq francs de l’époque ! Les futurs mariés apprirent avec soulagement que deux autres couples souhaitaient se joindre à eux pour cette messe et en partager les frais. À la fin de la cérémonie, les trois jeunes maris allèrent régler la somme due. Voyant que les deux premiers remettaient chacun deux francs au curé, Adolphe ne lui donna qu’un franc. Le prêtre tendait toujours la main. Adolphe lui dit : « Deux et deux, ça fait quatre, non ? Plus un, ça fait cinq. Que voulez-vous de plus ? » Le curé cria que c’était un scandale, soutenu haut et fort par la belle-mère d’Adolphe !

Le jeune couple eut des débuts difficiles sur le plan financier. Adolphe n’avait pour toute fortune qu’une semaine de salaire et, sur un compte, un peu d’argent épargné en vue d’éventuels frais médicaux. Sa jeune femme de vingt-cinq ans avait été renvoyée de sa maison de Bergenbach avec une somme équivalant à trois jours de salaire et le linge qu’elle avait brodé pour son trousseau. Ils s’installèrent au village d’Oderen, dans une petite pièce louée à une dame âgée qui les prit en pitié et leur donna une vieille table. Ils s’asseyaient sur des caisses de bois en guise de chaises et dormaient dans un lit minuscule. Le lundi suivant leur mariage, ils étaient chacun à leur poste à la fabrique, Adolphe à la section d’imprimerie sur étoffes et Emma chez les tisserands. Ils étaient connus de tous pour leur ardeur au travail. Petit à petit, au fur et à mesure de leurs économies, ils achetèrent du mobilier, choisissant toujours des meubles de bon goût et d’excellente qualité. Ils avaient décidé qu’ils auraient des enfants quand leur « nid » serait prêt.

La mémoire extraordinaire d’Adolphe et sa bonne connaissance de la langue française lui valurent rapidement une autre promotion, cette fois au rang de coloriste. Cette qualification était assortie d’une invitation à occuper un logement dans une demeure appelée Blättmatt, nichée dans un superbe parc, à deux pas de la fabrique de Husseren-Wesserling. Dans le cadre paisible du nouvel appartement, il s’adonna à la photographie,développant lui-même les épreuves. Il apprit aussi, tout seul, à jouer du violon pour tenter d’atténuer la profonde tristesse qui l’avait saisi.
Les difficultés économiques, en effet, paraissaient mineures comparées aux coups infligés par la Mort. Moins de cinq ans après son mariage, Adolphe perdit sa maman bien-aimée. Son frère était devenu veuf entre-temps, avec deux enfants à charge. Le mari de sa sœur mourut à son tour, écrasé sous les roues d’un train, et deux ans plus tard, elle décéda elle-même d’un cancer, laissant un garçon et une fille à la garde de son beau-père, veuf également. Puis la tuberculose emporta le mari d’Eugénie, la sœur d’Emma, à peine deux ans après leur mariage. Même si Adolphe comptait chaque sou à l’époque, il avait un cœur généreux : il invita sa belle-sœur, Eugénie, à partager leurs repas jusqu’à ce qu’elle puisse s’en sortir toute seule.

Mais, finalement, la vie à Blättmatt paraissant douce et sûre, ils estimèrent que le temps était venu d’agrandir la famille.

Le 15 août 1930, Emma ressentit les premières contractions de l’accouchement. Le lendemain en fin de journée, la sage-femme, constatant que la venue du bébé s’annonçait difficile, conseilla à Adolphe d’appeler le médecin. En voyant l’état d’Emma, le médecin dit : « Je sauve qui, la mère ou l’enfant ? » Sans hésiter, Adolphe lui enjoignit de tout faire pour sauver son épouse bien-aimée. Finalement, la maman et le bébé vécurent.
Même s’il était un catholique pratiquant convaincu – et l’Eglise était contre toute forme de contraception – Adolphe estimait que c’était à lui seul de décider d’avoir ou non d’autres enfants. Il décréta que la petite fille qui venait de naître serait leur unique enfant.
Les jeunes parents, très fiers, lui donnèrent le nom de Marie Simone.