Durant l’hiver 1944-45, les troupes alliées traversèrent le Rhin. Les Nazis ordonnèrent que les détenus les plus « dangereux » seraient transférés vers les camps plus reculés d’Allemagne. Emma devait être envoyée à Ravensbrück. Mais comme il n’y avait aucune ligne de chemin de fer directe depuis Gaggenau, les gardiens SS ordonnèrent à Emma de rejoindre des prisonniers en partance pour la ville où se trouvait la gare de départ. Elle était la seule femme du groupe. Le trajet s’effectua à pied. Ils s’arrêtèrent une première fois pour passer la nuit à Villingen, au camp des prisonniers de guerre, puis reprirent leur marche forcée à l’aube. La nuit suivante, les gardiens enfermèrent les prisonniers dans la cave d’une maison vide et allèrent dormir dans l’appartement au-dessus. Au petit matin, un prisonnier français déclara que les SS étaient partis. Les prisonniers enfoncèrent alors la porte de la cave et s’enfuirent vers le front allié proche – tous, sauf Emma qui voulait retrouver Simone.
Tournant le dos aux libérateurs, elle se mêla à des Allemands qui fuyaient vers le sud pour trouver un refuge loin des combats. Le conducteur d’un camion à plate-forme s’arrêta et proposa de les emmener. Mais un peu plus tard, un avion qui faisait du rase-mottes obligea le camion à freiner si brutalement que les passagers furent éjectés de la plate-forme. Emma atterrit lourdement, tête la première, sur la route bétonnée. Elle se releva et poursuivit son chemin à pied, le visage sévèrement contusionné et du sang dans les urines. Elle finit par arriver près d’une petite gare où l’on distribuait de la soupe chaude. Le centre de soins d’à côté, totalement dégarni, ne put lui offrir qu’un peu d’antiseptique rouge pour désinfecter les entailles profondes de son nez, son front et son menton.
Un train entra en gare et les réfugiés se précipitèrent pour monter à bord. Mais quand ils virent l’extrême maigreur d’Emma, ses vêtements déchirés et les blessures de son visage, ils lui cédèrent le passage. Elle profita de la halte à la gare suivante, où elle devait changer de train, pour se rendre à un autre centre de soins, tout aussi démuni, où on lui saupoudra ses plaies ouvertes d’un peu de poudre noire.
Quand elle arriva à Constance, elle se rendit immédiatement à l’hôpital. Mais là aussi, on manquait de tout. Une infirmière dénicha un rouleau de sparadrap rose qu’elle coupa en petites languettes. Elle les colla sur les coupures pour en rapprocher les bords. Emma repartit, son visage contusionné à présent bariolé de rouge, de noir et de rose. Sept mois étaient passés depuis qu’elle avait reçu, à Schirmeck, la dernière lettre d’Eugénie. Les combats et le front qui avançait avaient interrompu tout lien entre les prisonniers et leurs familles. L’anxiété d’Emma n’avait fait que croître car elle ne savait pas ce qui était arrivé à Simone depuis lors.
Sa fille ne la reconnaît pas
Emma se retrouva à la Wessenberg’sche Erziehungsanstalt, la maison de redressement, assise à la même table que vingt-deux mois auparavant, quand elle avait été obligée d’y laisser sa fille. Les surveillantes firent appeler Simone. Elle entra dans la pièce, fit une petite révérence et énuméra ses qualités de domestique comme on lui avait appris à le faire : « Je sais coudre, laver, repasser et raccommoder. » Elle étala ensuite sur la table, pour les soumettre à l’inspection de celle qu’elle croyait être son futur employeur, des échantillons de ses travaux d’aiguille et des broderies. Puis elle recula, raide et effacée. Elle n’avait pas grandi et était aussi muette que le jour de son arrivée à l’Institution.
Emma se sentit incapable de proférer un mot et son visage enflé l’empêcha de sourire. Finalement, elle s’adressa aux surveillantes pour demander si elle pouvait emmener Simone. « Pas sans une autorisation écrite du tribunal », lui rétorqua-t-on, « mais vous pouvez vous y rendre tout de suite pour demander le document. Simone connaît le chemin, elle vous montrera.» Mère et fille marchèrent côte à côte sans se parler ni se toucher.
Quand Emma alla d’un bureau à l’autre, dans le tribunal déserté par les juges qui avaient tous fuit, sa personnalité refit surface. Elle refusa d’abandonner quand les clercs qui restaient déclarèrent qu’ils n’avaient pas autorité pour délivrer le document. Simone, qui retrouvait enfin sa mère dans l’étrangère au visage méconnaissable, se mit à pleurer en tremblant de tout son corps. Emma la prit alors dans ses bras pour la consoler et lui promit de trouver une solution. Comme les troupes françaises approchaient rapidement de Constance, Emma était sûre que les autorités finiraient par consentir au départ de sa fille. Et c’est exactement ce qui se produisit. Quelques jours plus tard, Mme Lederle, la directrice de l’Institution, remit Simone à sa mère, disant : « Je vous rends votre fille telle que vous nous l’avez confiée, avec le même état d’esprit. » Emma eut du mal à contenir son émotion.
La frontière suisse longeait une partie de la propriété de l’Institution Wessenberg. Les Suisses avaient ouvert un centre de la Croix-Rouge. Emma s’y rendit avec Simone. À l’instar des autres rescapés des camps qui s’y présentaient, elles durent passer à la désinfection puis au contrôle médical. Ensuite, elles furent provisoirement hébergées et nourries. Enfin, on leur octroya des billets de chemin de fer gratuits vers les centres français de la Croix-Rouge d’Evian et de Langres. Durant le trajet en train, Emma essaya d’amener Simone à lui ouvrir son cœur, sans succès : la jeune fille restait murée dans son silence, repliée sur elle-même.
Le retour
Une fois passée l’ultime étape médicale à Langres, mère et fille furent enfin libres de partir à leur guise. Elles montèrent dans un train de la ligne régulière Paris-Bâle qui s’arrêtait à Mulhouse. Quand elles en descendirent, elles entendirent le haut-parleur annoncer que le convoi spécial qui venait d’arriver d’Allemagne, et qui transportait d’anciens détenus des camps, serait le dernier du genre. Elles empruntèrent la passerelle pour piétons qui enjambait les voies. De là-haut, Simone reconnut une petite silhouette lasse qui marchait vers la sortie : c’était Tante Eugénie ! Depuis la fin de la guerre, Eugénie se rendait à la gare jour après jour pour attendre les trains spéciaux réservés aux anciens détenus. Et là, elle repartait, découragée : aucun des siens ne s’était trouvé dans l’ultime convoi.
Eugénie, choquée par l’état d’Emma, eut d’abord du mal à la reconnaître. Puis les deux sœurs tombèrent dans les bras l’une de l’autre en pleurant. Avant même d’avoir franchi la sortie, Emma avait obtenu la réponse à la plupart des questions angoissées qu’elle se posait. Ceux de Bergenbach, et les Koehl, étaient sains et saufs. Par contre, Adolphe n’était pas encore rentré et personne n’avait de ses nouvelles.
Emma retrouva son appartement en bon état. Il n’avait même pas souffert lors des derniers combats de rue qui avaient duré six semaines, entre soldats français et allemands. Des scellés y a avaient été apposés : la Gestapo et le Jugendamt (le Service de Protection de la Jeunesse, sous le régime allemand) avaient mis l’appartement et les biens qu’il contenait sous séquestre, en vue d’un dédommagement des frais occasionnés à l’Allemagne par le placement de Simone en maison de correction !
Réorganiser sa vie, au retour du camp, fut une tâche ardue. De plus, Simone, maintenant âgée de 15 ans, avait accumulé les retards dans le domaine scolaire. Mais mère et fille éprouvaient le besoin, avant tout, de se remettre physiquement.
Emma, débordante de reconnaissance d’avoir retrouvé sa fille vivante, se faisait néanmoins beaucoup de souci pour son mari. Elle se rendait quotidiennement à la rue du Fil, à Mulhouse, où le bureau de la Croix-Rouge affichait la liste des détenus manquants. Les semaines passant, la liste raccourcit, mais le nom d’Adolphe Arnold figurait toujours en tête. Un jour, Emma eut le choc de le voir accolé de la mention : « présumé mort ». Simone tentait de se consoler avec l’espoir de revoir son père lors de la résurrection des morts et relisait les dernières lettres, si encourageantes, de Marcel, décapité pour objection de conscience à la prison de Halle, à l’âge de 24 ans.
Une ombre revient
Vers la fin du mois de mai, la sonnette retentit. Simone ouvrit et se retrouva face à Maria Koehl qui lui chuchota quelque chose à l’oreille. Soudain, ce qui n’était plus que l’ombre d’un homme apparut dans l’escalier, gravit péniblement les dernières marches et entra dans l’appartement. Emma reconnut son mari. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et restèrent longuement enlacés.
L’immense soulagement et la joie qui suivirent ne réussirent pas à effacer le choc : Adolphe avec son teint gris, ses dents manquantes, sa surdité et son souffle court, avait l’air d’un vieillard sur le point de trépasser. Un autre combat commença alors. Emma se lança dans la bataille pour la vie de son mari, le soignait nuit et jour, chercha des livres sur la nutrition, sur les soins par les plantes et tentait tout ce qu’elle pouvait pour lui assurer des nuits paisibles. En même temps, elle se faisait du souci pour Simone qui nécessitait un autre type d’aide : la jeune fille était docile et participait volontiers aux activités religieuses mais elle semblait avoir perdu toute aspiration personnelle et tout sens de l’initiative. Elle était de plus en plus secrète et renfermée.
Le pardon chrétien
Il régnait dans la ville aux maisons en ruines une lourde atmosphère d’après-guerre, imprégnée d’esprit de vengeance. Ceux qui avaient collaboré avec les Allemands vivaient dans la peur continuelle d’une arrestation. Ainsi, les Arnold entendaient souvent Mme Eguemann, la voisine du dessous, hurler : « Pourquoi ne viennent-ils pas me chercher ? »
La suspicion régnait partout. Emma se vit offrir, elle aussi, l’occasion de se venger. Elle reçut un jour une citation à comparaître comme témoin dans un procès qui se déroulait à Strasbourg à l’encontre de Lehmann, l’ancienne gardienne de Schirmeck, surnommée la Hyène. Le nom d’Emma avait été communiqué lors de l’enquête par le groupe de jeunes filles que Lehmann avait souffletées, marquant à vie leur visage de sa bague, pour avoir écouté Emma lire la bible. Quand elle fut appelée à la barre, Emma se contenta de confirmer les dires des jeunes filles mais ne mentionna pas qu’elle-même avait souffert des semaines au Bunker à cause de la gardienne. Elle demanda juste au juge la permission – qui lui fut accordée – d’aller regarder cette femme dans les yeux. Elle s’approcha donc de la coupable et la considéra un long moment en silence. (Des années plus tard, Simone apprit que Mme Lehmann avait dit que ce regard avait été la pire des punitions, qu’elle n’arrivait pas à l’oublier et que les yeux d’Emma la suivaient partout).
Une autre convocation, cette fois au commissariat, aurait pu permettre à Emma de prendre sa revanche sur – selon l’expression employée trois ans plus tôt par un agent allemand – les « chiens » qui avaient pourchassé le « lapin ». La police n’avait besoin, pour les arrêter, que de la signature d’Emma. Mais à la surprise du policier qui lui présentait le stylo, Emma refusa de signer, disant qu’elle était chrétienne et que la « vengeance appartenait au Seigneur ». Elle lui demanda seulement les noms de ceux qui l’avaient dénoncée à la Gestapo. Il lui montra le registre : le prêtre catholique, le pasteur protestant et Mme Eguemann avaient été à l’origine de son arrestation.
La traque des collaborateurs se poursuivit pendant des années. Les cris d’anxiété de Mme Eguemann cessèrent un temps, avant de reprendre de plus belle : elle avait développé un cancer généralisé et aucun remède n’arrivait à soulager ses terribles souffrances. Elle était aussi atteinte d’hémorragies sévères et n’avait personne pour changer son linge et ses draps. Emma démontra alors toute la force de l’amour chrétien en prenant soin jusqu’à la fin – deux fois par jour, et pendant de longues semaines – de la voisine qui l’avait dénoncée.
Entre-temps, Adolphe, Emma et Simone avaient retrouvé leur complicité d’antan et renoué avec leurs activités, notamment religieuses, d’avant la guerre. Simone avait accepté de s’inscrire à l’Ecole des Arts et Métiers où elle s’épanouit à nouveau. Adolphe avait recouvré assez de force pour reprendre du travail artistique à domicile. Puis la santé d’Emma commença à fléchir. Elle eut une attaque cardiaque – heureusement en présence de Simone qui put appeler à l’aide. Elle se rétablit et, deux ans après la fin de la guerre, son mari et elle avaient retrouvé assez de forces pour aller aider régulièrement leurs parents âgés à la ferme de Bergenbach.
Par-delà les séquelles
Emma mettait toute son ardeur dans l’œuvre d’évangélisation. Avec Adolphe, ils sensibilisèrent de nombreuses personnes au message d’espoir de la bible. Emma tricota un nombre incalculable de pulls pour ses amis dans la foi. Les denrées étaient toujours rationnées, mais elle trouva le moyen de coudre de nouveaux habits à Simone qui, cinq ans après la fin de la guerre, voulut déménager pour enseigner la bible dans une ville où l’on manquait d’évangélisateurs. Emma soutint à fond le projet de sa fille. Mais une fois celle-ci partie, la table familiale parut bien grande. Comme la vue de la chaise vide de Simone leur pesait, Adolphe et Emma décidèrent qu’à la retraite, maintenant proche, d’Adolphe, ils déménageraient eux aussi là où le besoin d’enseignants bibliques était le plus indispensable. Emma projetait même de passer le permis de conduire : les voitures étaient encore rares, mais elle souhaitait disposer de toute sa liberté d’action pour effectuer des visites religieuses.
Aix-les-Bains
In 1961, juste quelques mois après qu’Adolphe eut prit sa retraite, Emma fit un deuxième infarctus, bien plus grave que le premier. Simone s’était mariée entre-temps avec un jeune homme du nom de Max Liebster, lui aussi évangélisateur, et habitait avec lui à Paris. Tous deux se relayèrent pendant quelques semaines au foyer d’Adolphe et d’Emma. Quand le médecin laissa entendre qu’Emma ne survivrait pas plus de cinq ans à ses graves problèmes cardiaques, les Arnold et les Liebster décidèrent de s’installer ensemble. Ils emménagèrent à Aix-les-Bains, une jolie ville de Savoie où il n’y avait pas encore de Témoins de Jéhovah.
Simone s’occupa si bien de sa maman (la soignant, entre autre, avec des plantes) que celle-ci vécu encore dix-sept belles années. Emma aida même activement à la fondation d’une congrégation de Témoins de Jéhovah à Aix-les-Bains. Entre-temps, Eugénie qui s’était remariée et était redevenue veuve une seconde fois, prit sa retraite en 1968 et quitta son village d’Oderen pour s’installer près de sa sœur. À partir de ce jour, elle mangea de nouveau tous les midis à la table des Arnold. Elle survécut dix ans à sa sœur.
Les forces d’Emma diminuèrent graduellement. Elle perdit l’ouïe et sa voix devint souvent inaudible. Elle écrivait alors de courtes missives qu’elle enroulait autour du périodique La Tour de Garde et elle les tendait aux passants quand elle attendait patiemment, dans une voiture, le retour de son conducteur.
En décembre 1977, Adolphe s’écroula, victime d’un accident vasculaire cérébral. On l’emporta d’urgence à l’hôpital, où il mourut. Simone rentra, portant à son doigt l’alliance de son père. Emma regarda sa fille, l’air serein et dit: « Oui, je sais. » Après une longue pause, elle continua, en pensant à la résurrection : « Quand Adolphe reviendra, il entendra bien. Il sera de nouveau capable d’enseigner et de fortifier la foi des gens comme il l’a toujours fait. »
Emma survécut 16 mois à son mari. Très affaiblie, elle lisait la bible et y notait, dans la marge, le fruit de ses recherches historiques sur les rois des pays entourant l’ancien Israël. Eugénie, qui ne comprenait pas le sens de cette activité qu’elle estimait fastidieuse, en fit la remarque à Emma qui répondit : « Lors de la résurrection, quand je rencontrerai, mettons, quelqu’un qui vivait au temps de Sargon, je veux être capable de comprendre le contexte qui a influencé sa mentalité. Ensuite seulement, je pourrais lui dire les paroles qui le réconforteront. »
En mars 1979, Emma, âgée de 80 ans, fut admise à l’hôpital pour sa dernière semaine de combat. Elle savait que sa fin approchait. Simone était à ses côtés quand elle émit son dernier souhait ; il concernait une dame, Témoin de Jéhovah de longue date, qui venait de subir une grave opération chirurgicale. « Va voir Joséphine, elle a besoin que tu t’en occupes et que tu la réconfortes ! »