En 1940, les armées du troisième Reich contournèrent la ligne Maginot et s’engouffrèrent en France. L’Alsace, considérée comme une ancienne terre allemande, fut occupée et annexée. Eugénie décida de fuir Mulhouse pour trouver refuge dans la petite localité de montagne d’Oderen. Emma, craignant un rationnement alimentaire sévère en ville, demanda à sa sœur (qui refusait toujours de la revoir) d’emmener Simone pour la mettre à l’abri à Bergenbach. Mais la grand-mère, qui ne pouvait oublier que les Arnold avaient abandonné la religion à laquelle elle tenait tant, invectiva sans cesse sa petite-fille, la traitant de « fille du diable ». Simone rassembla alors secrètement ses affaires dans un baluchon et courut se réfugier chez Eugénie, à Oderen. Lassée de ces conflits, Eugénie alla s’acheter une bible pour argumenter avec sa sœur aînée et la ramener à la raison. Mais sa lecture la convainquit qu’Emma était dans le vrai. Elle se rallia par conséquent à la foi de sa sœur, ce qui demandait beaucoup de courage puisque les Nazis avaient déclenché une persécution à grande échelle contre les Témoins de Jéhovah, en Allemagne comme dans les territoires annexés.
Les Témoins de Jéhovah de Mulhouse mirent sur pied une organisation clandestine efficace. Adolphe Arnold faisait équipe avec un Témoin de longue date, un homme courageux du nom d’Adolphe Koehl qui était un coiffeur renommé dans sa ville. Ils organisèrent les Témoins de Jéhovah locaux en petits groupes qui tenaient des réunions bibliques secrètes au domicile des uns et des autres. Les lieux et les horaires changeaient souvent pour contrer les dénonciations. Plus dangereux encore, Adolphe enseignait la bible aux personnes qui demandaient à l’étudier. Emma craignait pour la vie de son mari mais ne le montrait pas ; au contraire, elle soutenait toutes ses décisions. Sortir la nuit se révélait périlleux car les Allemands avaient imposé le couvre-feu à cause des raids aériens alliés. Dans les rues désertes, on pouvait faire de mauvaises rencontres, des collaborateurs civils ou des patrouilles militaires. Les espions à la solde des Nazis étaient partout, avides d’intercepter tout propos défavorable à Hitler, écoutant aux portes pour repérer des radios étrangères et toujours prêts à dénoncer des familles au comportement inhabituel. « Attention, les murs ont des oreilles », disait-on. Dans de telles situations, il fallait appliquer le conseil de Jésus qui recommandait d’être « prudent comme des serpents ».
Les Allemands avaient délimité une zone de sécurité de 3 km de large qui longeait la frontière instaurée entre l’Alsace et la France, dans les Vosges. Les personnes qui habitaient dans ce secteur devaient, lors de tout déplacement, se munir de documents attestant qu’elles étaient bien des résidents réguliers. Emma se mit à pratiquer la randonnée dans cette zone. Mais ce n’était pas un passe-temps : tous les premier dimanche du mois, elle se rendait avec Simone et Adolphe Koehl près d’un beau petit lac de montagne entouré d’immenses rochers troués de cavernes qui faisaient d’excellentes cachettes. Dans l’une d’elle se trouvait un numéro de La tour de Garde, un mensuel religieux prohibé par les Allemands, qu’un Témoin de Jéhovah de France cachait là tous les mois après avoir secrètement traversé la frontière. Simone avait demandé à transporter elle-même le magazine, et Emma lui avait cousu une gaine spéciale avec une poche. Un jour, une patrouille allemande surprit le trio dans la zone interdite. Comme Emma et Adolphe ne purent produire l’Attestation de Résidence, ils furent arrêtés et longuement fouillés. Les soldats ne trouvèrent pas utile de fouiller Simone, une fillette. Ainsi, les trois « randonneurs » purent-ils repartir sans être inquiétés plus avant.
Adolphe et Emma Arnold devinrent des amis très proches d’Adolphe Koehl et de sa femme, Maria. Ils les rencontraient au salon de coiffure ou au jardin ouvrier des Koehl, des lieux où ils pouvaient parler sans crainte des espions et mettre des documents religieux à l’abri.
Adolphe est arrêté
Adolphe, qui travaillait alors avec l’équipe du matin, devait rentrer vers 14 heures pour le déjeuner. La sonnette retentit. Emma, occupée au fourneau, pensa que son mari avait oublié sa clé et envoya Simone ouvrir la porte. Elle entendit un « Heil Hitler » sec suivi d’un ordre cinglant à Simone: “Disparais dans ta chambre!” Emma sortit de sa cuisine pour se retrouver face à deux agents de la Gestapo qui s’assirent sans y avoir été invités. Ils lui ordonnèrent de prendre place sur une chaise face à l’interrogateur principal, un petit homme nerveux. L’autre agent se plaça dans un coin, notant les réponses d’Emma et répétant les questions quand il n’était pas satisfait de ses explications.
Qui allait-elle voir? Qui était venu à son domicile la veille? Où se tenaient les réunions? Détenait-elle des publications religieuses interdites ? Les noms des autres Témoins de Jéhovah ? Et ainsi de suite. Ils voulaient l’obliger à trahir ses coreligionnaires. L’interrogatoire dura 3 heures et, à la fin, Emma parut craquer sous la pression: elle révéla des noms. Mais il s’agissait de Témoins de Jéhovah résidant à la filiale de Suisse, non de Témoins locaux. L’agent de la Gestapo referma rageusement son calepin : « Vous, vous êtes une fieffée maligne ! » Il ajouta : « À titre d’information, si vous voulez revoir votre mari, c’est nous qui le détenons ! » L’autre surenchérit narquoisement : « Mais oui, venez donc nous voir, nous nous ferons une joie de vous enfermer, vous et votre fille. D’ailleurs, nous reviendrons un jour pour vous arrêter. »
Une fois les hommes repartis bruyamment par l’escalier, Emma se précipita vers Simone pour la prendre dans ses bras, la consoler de l’absence de son papa et prier avec elle, calmant ainsi ses propres émotions. Elle trouvait inutile d’aggraver la situation en cultivant des sentiments négatifs. À partir de ce jour, elle invita Simone à dormir dans son lit pour l’apaiser et la réconforter. Cela leur permit aussi d’avoir des conversations plus personnelles. La maman instillait alors dans le cœur de sa fille le désir de plaire à Dieu par-dessus tout, de développer sa foi et de s’appuyer sur les conseils pleins de sagesse de la bible.
Emma réorganisa aussi leur salon pour empêcher la chienne, Zita, de s’installer à sa place favorite, au pied du fauteuil d’Adolphe, et de hurler de désespoir. Elle acheta une table à bas prix avec un pied central. Après avoir enlevé le plateau, elle scia le haut du pied pour le raccourcir d’une quinzaine de cm ; puis, avec du contreplaqué, elle fabriqua une longue boite ouverte sur deux côtés et l’inséra entre le pied raccourci et le plateau, redonnant à la table sa hauteur originelle. Elle disposait ainsi d’une excellente cachette pour les écrits religieux interdits.
Adolphe avait été arrêté un jour de paie et la Gestapo avait confisqué le salaire qu’il venait de toucher. Quand Emma se rendit à la banque, l’employé lui apprit que la Gestapo avait gelé le compte épargne familial. À l’office du travail, après l’avoir traité de « vermine indigne de travailler », on lui refusa carte de travail et emploi. Elle se rendit compte que la Gestapo avait manœuvré pour la priver de tout moyen d’existence.
Soutien fraternel…
Emma fit cependant face avec courage. La vie à Bergenbach l’avait armée pour la lutte contre la misère. De sa mère, elle avait appris à ne jamais baisser les bras et sa propre foi, profonde, lui donnait la force de lutter. Les Koehl réagirent rapidement et lui offrirent une aide financière. Emma les remercia mais, comme elle ne voulait pas vivre de la charité d’autrui, elle proposa, en contrepartie, de raccommoder les serviettes de toilette du salon (que le coiffeur ne pouvait plus renouveler en raison de la pénurie due à la guerre) et de tricoter des bas, des chandails et même des robes pour Maria.
Emma n’avait pas honte de se rendre régulièrement, chaque semaine, à la prison locale. Elle n’avait aucun espoir de voir Adolphe ni d’avoir de ses nouvelles mais elle apportait un baluchon de linge propre pour son mari et ramenait son linge sale. Tout le monde, dans le quartier, connaissait le jour et l’heure de ces déplacements. Un jour, elle tenta de faire parvenir une petite bible à son mari en la cachant dans la pile de linge. Un gardien la découvrit et la confisqua. Heureusement pour elle, ce n’était pas un nazi convaincu, et il se contenta de l’avertir de ne plus recommencer.
Quelques jours plus tard, elle fut interpellée sur la route par un autre gardien, un ancien tapissier qui avait exécuté de menus travaux pour les Arnold avant la guerre. Il dit à Emma qu’il avait fait transférer Adolphe dans une cellule éclairée par une fenêtre et qu’il lui avait prêté la bible de la bibliothèque de la prison. Emma rapporta la bonne nouvelle à Simone et à ses frères dans la foi, soulignant que Jéhovah utilisait même des non-croyants pour prodiguer un réconfort spirituel à ses serviteurs.
Emma réduisit au maximum les visites à ses amis car elle savait que la Gestapo la surveillait de près (des agents étaient revenus fouiller son appartement à plusieurs reprises, sans réussir à trouver des écrits proscrits). Elle voyait les Koehl uniquement dans leur salon de coiffure ou dans leur jardin ouvrier, le lundi après-midi. Eugénie lui rendait parfois visite le dimanche, mais Emma demanda aux autres personnes de sa connaissance de ne jamais venir dans son appartement car la Gestapo ne manquerait pas de les suivre.
La seule exception à cette solitude qu’elle s’était imposée était Marcel Sutter, le jeune homme de 22 ans qui s’était fait baptiser peu avant l’arrestation d’Adolphe.
L’attachement de Marcel pour Adolphe et Emma était plus fort que la peur de se faire arrêter. Puisque Adolphe s’était comporté à son égard comme un deuxième père, Marcel se sentait une responsabilité de grand frère vis-à-vis de Simone. Il venait prendre de ses nouvelles plusieurs fois par semaine et l’aidait à faire ses devoirs scolaires. Il alla même jusqu’à lui offrir les leçons de piano qu’Emma n’avait plus les moyens de payer. Mais il y avait aussi une autre raison majeure à ces visites : les profondes discussions bibliques avec Adolphe manquaient à Marcel. La Gestapo avait cru qu’en arrêtant Adolphe et quatre autres hommes du cercle local des Témoins de Jéhovah de Mulhouse, le groupe se dissoudrait, faute de direction. Mais Marcel avait pris le relais pour poursuivre l’œuvre clandestine. Croyant de fraîche date, il avait encore besoin d’aide pour compléter les connaissances toutes neuves acquises lors de ses recherches bibliques avec Adolphe. Il la trouva auprès d’Emma. Il portait en lui le désir brûlant de poursuivre l’œuvre d’évangélisation et Emma l’aida à progresser dans cette tâche et à approfondir son amour pour Dieu. L’esprit d’abnégation de Marcel apporta à Emma et à Simone un réconfort moral considérable, d’autant plus apprécié qu’elles souffraient énormément de n’avoir aucune nouvelle ni lettre de leur bien-aimé mari et père.
… mais rejet familial
La boîte aux lettres restait désespérément vide. Un seul pli était arrivé après l’arrestation d’Adolphe, et elle provenait de son père adoptif, Paul Arnold. Il écrivait qu’il était fier d’être redevenu allemand, d’avoir un petit-fils, Maurice, engagé volontaire dans l’armée allemande et une petite-fille qui servait comme auxiliaire auprès des soldats du Reich ; qu’il était heureux de savoir son fils adoptif en prison et qu’il lui souhaitait de finir en camp de concentration s’il ne changeait pas. Il ajoutait q’aucun sacrifice n’était trop grand s’il permettait à l’Allemagne de devenir une nation pure, débarrassée de tous ses ennemis, Bibelforscher y compris! La lettre se terminait par : “Heil Hitler ! Paul Arnold.”
Emma reçut ces mots comme un coup de poignard en plein cœur. Alors qu’une douleur intense irradiait dans sa poitrine, elle s’allongea sur son canapé, le souffle court, incapable de réagir. Simone était tellement furieuse qu’elle se précipita sur son porte-plume et écrivit : « Ta lettre est inspirée par le diable lui-même ! » Emma ne l’empêcha pas d’aller poster cette réponse. Mais elle finit par reprendre le contrôle de ses émotions. Prier, lire la bible, partager sa foi avec autrui lui redonnait de la force. Elle tenait de longues discussions avec Simone où elle essayait d’apaiser l’anxiété et la détresse de sa fille. Elle parlait d’Adolphe avec fierté, disant qu’il était un exemple à suivre et que Simone ne devait pas se tourmenter de ne pas recevoir de ses nouvelles. Après tout, les soldats envoyés sur le front ne pouvaient pas non plus communiquer avec les leurs. Des milliers de famille se retrouvaient dans le même cas.
Nouvelles de Dachau
Ce ne fut qu’en décembre 1941, soit plus de 3 mois après son arrestation, qu’Adolphe fut autorisé à envoyer sa première lettre. Il avait été transféré à Schirmeck, un camp de transit situé en Alsace. Quatre mois plus tard, un autre courrier arriva, cette fois en provenance du camp de concentration de Dachau.