Emma naquit le 17 avril 1898 à Strasbourg, capitale de l’Alsace, de Marie et de Andreas Fiorvante Bortot. Elle hérita du teint clair et des yeux bleus de sa mère, et des cheveux d’un noir de jais de son père, un Italien.
La grossesse n’avait pas été bien accueillie car Marie n’était pas encore mariée. Elle habitait alors chez son père, un homme affectueux, prénommé Wegerich, remarié à une femme qui buvait, et avait deux demi-frères. Quand Marie fut enceinte, Wegerich la laissa épouser le père de son futur enfant et lui permit de quitter le foyer familial. Marie échappa ainsi à la cohabitation avec sa belle-mère alcoolique. Elle quitta la ferme montagnarde de Bergenbach avec l’espoir de fonder un foyer heureux et de mener une vie moins dure. Mais c’est une existence pénible qui l’attendait : trois enfants en quatre ans de mariage, et les déplacements continuels de son mari à la recherche de travail. Car, si Andreas était un excellent maçon, les gens du cru ne voyaient en lui que « l’étranger » et ne lui donnaient à effectuer que des tâches journalières.
Le couple finit par déménager à Pfastatt, près de Mulhouse, dans l’idée de s’y installer définitivement. La ville industrielle en pleine expansion offrait à Andreas l’occasion de prouver son habileté dans le travail ornemental de la pierre. Leur troisième enfant – Eugénie – venait à peine de naître quand la diphtérie emporta leur fils. Emma, alors âgée de quatre ans, ne se consolait pas de la mort de ce petit frère dont elle s’était constamment occupée. Quelque temps plus tard, un maçon annonça à Marie une nouvelle effroyable : Andreas avait péri dans un accident de chantier. Il travaillait à un fronton, sous le rebord d’un toit, quand l’échafaudage s’était effondré sous ses pieds. La tragédie laissait une jeune veuve de vingt-cinq ans et deux petites orphelines désemparées, dans un endroit qui ne leur était pas familier. Seule, sans travail ni revenu, Marie décida de retourner à la ferme familiale, quitte à affronter les remarques humiliantes de sa belle-mère et des villageois. Elle s’en alla, bébé Eugénie dans les bras et Emma accrochée à son tablier. Elle traversa ainsi tout le village d’Oderen pour arriver jusqu’au sentier qui grimpait vers Bergenbach. Wegerich ouvrit grand les bras à sa fille bien-aimée.
La ferme se trouvait dans un site enchanteur, très haut dans les montagnes surplombant Oderen. Quel changement pour Emma, la petite citadine de cinq ans ! Mais la beauté paisible des lieux s’arrêtait au seuil de la masure crasseuse et mal entretenue. Marie retomba dans sa condition d’esclave chargée du bétail, du jardin et des repas pour sept personnes. Les corvées quotidiennes se prolongeant, elle n’avait guère de temps pour ses enfants.
La fillette fait front
Les deux demi-frères de Marie s’étaient changés en adolescents hâbleurs qui croyaient qu’eux seuls avaient des droits dans la maison. Ils firent comprendre à la petite Emma qu’elle n’était pas la bienvenue. Rejetée par ses deux oncles et par les habitants d’Oderen, la fillette développa un caractère bien trempé. Elle décida qu’elle serait responsable d’Eugénie et devint sa protectrice. Marie fut soulagée de voir Emma s’occuper si bien du bébé, mais mère et fille ne devinrent pas proches pour autant. Emma ressemblait tant à son père italien que sa seule vue réveillait d’amers souvenirs dans le cœur de Marie.
Quand vint le temps d’aller à l’école, Emma ne fut pas mieux intégrée. Elle s’y rendait vêtue de haillons, les pieds chaussés de sabots, trempée jusqu’aux os quand le temps était à la pluie et hors d’haleine quand d’imposantes congères de neige lui avaient barré le chemin. Les institutrices étaient toutes des religieuses. L’une d’elles ne semblait remarquer Emma que lorsqu’elle avait besoin d’une domestique. Un jour, elle donna à la fillette une partition à maintenir bien tendue pendant qu’elle jouait du violon. Au bout d’un moment, les mains d’Emma se mirent à trembler. Cela irrita tant l’enseignante qu’elle lui donna un coup sur la tête avec son instrument, qui se cassa. L’incident n’arrangea pas la condition de la petite paria, au nom de famille « étranger ».
Quand la belle-mère alcoolique mourut, le sort de la maman d’Emma ne s’améliora pas pour autant. La famille était si pauvre ! La ferme suffisait à peine à nourrir ses occupants. Le lait, la crème et le beurre fournis grâce aux vaches étaient échangés contre des produits de première nécessité comme le pain, le sucre, l’huile, les chaussures et les habits.
Un nouveau foyer
Un jeune homme courageux du nom de Rémy Staffelbach, originaire d’Oderen, décida de faire fi des préjugés des villageois et d’épouser la jeune veuve. Il accepta de s’installer dans la ferme déjà surpeuplée, sans eau courante ni installation sanitaire, au sol de cuisine en terre battue. Y habiter signifiait aussi se lever plus tôt le matin, pour effectuer à pied le long trajet jusqu’à l’usine d’imprimerie sur étoffe Gros-Roman où il mélangeait les couleurs. L’été, il fauchait l’herbe avant de partir. Le soir, à son retour, il trayait les quatre vaches et aidait son beau-père âgé aux autres travaux de la ferme.
Rémy, calme et bienveillant, se chargea volontiers des deux filles de Marie. Emma avait huit ans et Eugénie quatre quand il devint leur beau-père. Bientôt, la famille s’agrandit d’une petite Valentine et, deux ans plus tard, d’un garçon, Germain. Si Rémy ne faisait aucune différence entre ses enfants et ceux de sa femme, celle-ci ne combla jamais le fossé qui la séparait de son aînée : elle traitait Emma comme une servante capable, ni rudoyée ni cajolée.
Les Staffelbach furent transportés de joie quand Germain vint agrandir leur famille de filles. Mais ce bonheur sans mélange ne dura pas. Le jour du baptême de l’enfant, on célébra l’événement selon la tradition, par de bruyantes explosions signalant à tous la bonne fortune et l’allégresse de la famille. Le bébé, effrayé, se mit à pousser des cris déchirants qui se prolongèrent des jours durant. Marie constata alors que son enfant ne réagissait plus à sa voix et la joie familiale retomba devant la terrible évidence : Germain était sourd.
Les Staffelbach furent ainsi confrontés à un nouveau problème : Germain aurait dû recevoir une éducation spécialisée qui n’étaient pas dans leurs moyens. Les villageois, persuadés que la surdité du petit garçon était la preuve d’une malédiction divine, y trouvèrent un autre motif de rejet. Marie et Rémy relevèrent le défi. Ils éduquèrent eux-mêmes leur fils grâce à une langue des signes de leur invention que leurs trois filles furent invitées à apprendre. Lorsque Emma rentrait de l’école, il lui incombait de surveiller son petit frère qui aimait jouer dans les rochers entourant la ferme. Puis, quand elle eut l’âge d’aller travailler à l’usine, ce fut Eugénie qui s’occupa de Germain, alors âgé de trois ans.
A l’usine à 13 ans
Emma avait treize ans quand elle fut embauchée à l’usine textile de Kruth, le village voisin. Elle se levait tôt le matin pour aller au travail. Par tous les temps – chaleur brûlante, tempêtes de neige, vents glacés ou pluies battantes – elle parcourait, six jours par semaine, seule et à pied, l’interminable sentier de montagne qui serpentait à travers forêts et pâturages. Elle travaillait ensuite de longues heures, debout au métier à tisser, avant de repartir chez elle où l’attendaient les nombreuses corvées de la ferme. À treize ans, elle était traitée comme une adulte.
Les Staffelbach étaient de fervents catholiques qui allaient à l’église tous les dimanches. Ils s’organisaient pour que chacun puisse assister à une messe. Marie et Emma se rendaient au premier office du matin puis rentraient préparer le repas dominical pendant que les autres enfants accompagnaient Rémy à la grand-messe. Parfois, les enfants retournaient aussi à l’église l’après-midi, pour les vêpres.
Un jour, Emma rafraîchit ses pieds brûlants dans un ruisseau de montagne dont l’eau était glacée. Elle y récolta une fièvre élevée et de fortes douleurs dans les articulations. Marie connaissait parfaitement les vertus des plantes curatives : les voisins l’appelaient souvent en cas d’urgence ou quand une bête n’arrivait pas à mettre bas, ou même quand une femme avait du mal à accoucher. Mais elle ne réussit pas à soulager sa fille dont les mains et les pieds se déformaient au point qu’elle en perdit l’usage. Emma fut finalement hospitalisée pour un rhumatisme articulaire aigu. Au bout de six semaines, les médecins convoquèrent Marie pour lui dire qu’ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient mais qu’aucun traitement, pas même l’aspirine récemment découverte, ne leur avait permis de guérir la jeune fille dont le cas leur semblait désespéré. Ils lui dirent de ramener Emma à la maison car elle n’allait sûrement pas tarder à mourir.
Marie refusa de céder à ce nouveau coup du sort. Jour après jour, elle étendait un édredon de plume sur un tas de bois en plein soleil et y installait sa grande fille enveloppée d’un autre édredon, la tête protégée par une ombrelle. Elle lui donnait du petit-lait pour toute nourriture. Emma restait ainsi exposée jusqu’à ce que tout son corps soit trempé de sueur, ce qui lui apportait un certain soulagement. Marie investit toutes ses forces dans cette routine épuisante jusqu’au résultat espéré : la fièvre d’Emma tomba, les crampes dans ses mains disparurent, ses chevilles se raffermirent et elle se remit à marcher.
Trop pauvre pour le couvent
Une fois rétablie, Emma annonça à sa mère qu’elle voulait entrer dans les ordres pour servir comme sœur enseignante en Afrique. Marie approuva ce projet de tout cœur. Elle alla présenter sa fille au couvent où on l’informa qu’une dot était exigée lors de l’admission, dot encore majorée si la jeune fille voulait être institutrice. Marie n’aurait pu réunir la somme fixée qu’en vendant les quatre vaches de la ferme ; de plus, les religieuses ne pouvaient lui garantir que sa fille suivrait la formation réservée aux enseignantes. Par conséquent, la porte du couvent resta close pour l’adolescente trop pauvre, issue d’une famille obscure. Emma fut amèrement déçue.
Mais sa mère rebondit immédiatement : puisque Emma voulait faire œuvre de charité, elle n’avait qu’à gagner de quoi envoyer son frère Germain dans une institution spécialisée pour sourds. Emma retourna donc à l’usine textile malgré ses doigts gourds, ses mains déformées et son souffle court. Le directeur accepta de la reprendre mais, au vu de l’état de ses doigts, il l’affecta à un autre poste : elle apprit à tresser ensemble les fils dévidés par les écheveaux. Cette activité se révéla une excellente thérapie pour ses mains, qui retrouvèrent toute leur agilité.
Dans la tourmente de la Grande Guerre
Emma venait juste d’obtenir un emploi à la fabrique pour sa sœur Eugénie (alors âgée de treize ans) quand la première guerre mondiale éclata. Beaucoup de denrées se firent rares, le coton aussi. La production des usines textiles fut suspendue et les ouvriers renvoyés. Comme l’Alsace était alors allemande, les jeunes Alsaciens furent appelés sous le drapeau allemand. L’armée française franchit rapidement la frontière qui se trouvait au sommet de Bergenbach. Le commandant du bataillon vit que la ferme occupait un emplacement idéal, à l’abri du feu ennemi, et décida d’y établir son quartier général. Il ordonna aux Staffelbach de quitter la maison pour s’installer dans le fenil. Les soldats français vécurent d’abord sur leurs rations militaires, mais quand le ravitaillement s’interrompit, ils tuèrent la volaille puis les lapins de la ferme, pour finir par les vaches qu’ils abattirent l’une après l’autre, le plus souvent sans penser à partager la viande avec les propriétaires légitimes.
Les Staffelbach, qui ne parlaient que l’alsacien – un dialecte germanique – étaient traités en ennemis potentiels par les soldats français qui s’intéressaient aussi de trop près aux deux filles aînées, devenues de jeunes beautés au type italien. Eugénie, mais surtout Emma, alors âgée de dix-sept ans, devaient rester constamment sur leurs gardes pour éviter d’être violées. À mesure que la guerre faisait rage, les blessés affluaient dans la vallée. L’une après l’autre, les écoles furent converties en centres de soins. À Oderen, l’hôpital fut submergé de soldats blessés, français et allemands. Marie en profita pour envoyer Emma au village : en aidant les religieuses à dispenser des soins, elle serait plus en sécurité qu’à la ferme et bénéficierait d’un endroit plus sûr pour dormir.
Durant les années interminables de cette guerre qui se prolongeait, Emma fit de son mieux pour soulager les soldats des deux camps, ramenés des champs de bataille environnants, la chair lacérée par les baïonnettes. Allongés côte à côte, ils pleuraient de détresse, unis dans une même souffrance. Courageusement, Emma lavait leurs corps plein de boue, aidait à recoudre sommairement les plaies et changeait les pansements imbibés de sang et de pus. Elle se dépensa ainsi de toutes ses forces tandis que les blessés affluaient du champ de bataille qu’ils surnommaient le « Verdun d’Alsace ».
Ensuite, Marie – qui, même dans la pauvreté la plus noire, avait toujours accordé une attention considérable à l’apparence – envoya Emma chez une parente éloignée pour qu’elle apprenne à confectionner les vêtements de toute la famille. Elle désirait surtout que Valentine, la plus jeune des filles, puisse porter de belles robes et ait une enfance agréable, différente de celle de ses aînées. Valentine avait le droit d’avoir des jouets et n’était astreinte à aucune corvée qui aurait pu abîmer ses mains douces et blanches. Quand, superbement vêtue de pied en cap par les bons soins d’Emma, elle se rendit à la grand’messe avec Rémy, son père, tout le village considéra les Staffelbach avec respect.
À la fin de la guerre, la ferme de Bergenbach n’avait pas été touchée par les tirs d’artillerie, mais il fallut des années à la famille pour reconstituer totalement sa basse-cour et son cheptel dévorés par les soldats. Emma et Eugénie retrouvèrent leur travail à l’usine textile, Eugénie comme apprentie et Emma comme ouvrière. Emma abandonnait tout son salaire à sa mère pour Germain si bien qu’à 13 ans, il put enfin bénéficier d’une éducation spécialisée pour sourds à Strasbourg, dans un internat géré par des religieuses. Mais la somme réunie ne couvrit que deux années où Germain apprit surtout le catéchisme, de nombreuses prières, quelques rudiments de français et de lecture ainsi que les signes de base du langage des sourds-muets. De retour chez lui, il reprit rapidement son propre langage des signes. Les membres de la famille étaient germanophones car ils avaient été tous été scolarisés durant la période allemande. Seule Emma, qui avait acquis quelques bribes de français à l’hôpital en soignant les soldats blessés, pouvait comprendre son frère quand il s’exprimait oralement. Par conséquent, le frère et la sœur devinrent très proches.